Le militantisme digital continue les luttes idéologiques par d’autres moyens

Adaptation pragmatique et source d’opportunité plus que causalité, l’intensification du militantisme digital apparaît quant à elle comme la continuité de la guerre idéologique par d’autres moyens.
le militantisme digital continue les luttes ideologiques par d’autres moyens

#OnNOublieraPas, #PlusJamaisCa, #StopProductionNonEssentielle, #SansMoiLe11Mai, « Où sont les masques ? »… La prolifération des mots d’ordre militants sur les réseaux sociaux que nous avons largement chroniquée dans cette newsletter, donne à voir sur les réseaux sociaux une intensification de l’activité militante de la mouvance d’extrême gauche. Privées de la capacité d’organiser des manifestations physiques sous toutes leurs formes depuis l’entrée en vigueur du confinement, ses diverses composantes multiplient les « digital strikes », les meetings en ligne et autres coups d’éclat avec une efficacité certaine. Pour ces groupes, l’enjeu est de prendre date en vue de l’après-confinement, pour faire gagner leur propre grille de lecture des événements : lien entre réchauffement climatique et crise sanitaire, rejet du libéralisme économique et de l’austérité budgétaire ou encore dénonciation d’une prétendue dérive autoritaire que connaîtrait l’Etat actuellement.

Faut-il voir dans ce redoublement d’activité militante en ligne une sorte de remise à niveau technique, comme si les groupes militants n’avaient pas connaissance antérieurement des ressources et des possibilités du militantisme digital, et s’appropriaient le « télé-militantisme » quand d’autres font de même pour le télétravail ? Voir dans ce fait, contestable au demeurant, la seule cause de la mobilisation des oppositions paraît relever d’une grille de lecture trop restrictive. Un premier écueil dans l’analyse serait en effet de réduire les phénomènes d’opinion digitaux à de simples conséquences techniques déconnectées de tout autre déterminant. Les « Gilets jaunes » auraient-ils existé si Facebook n’avait pas modifié son algorithme quelques mois plus tôt ? Donald Trump et le Brexit auraient-ils gagné dans les urnes sans Twitter ? Défendre l’inverse, dire que « c’est la faute aux réseaux sociaux » peut être un exercice intellectuel satisfaisant, mais consiste, dans les faits, à regarder le réel à travers un prisme étriqué. Est-il possible par exemple de penser la remobilisation des oppositions dans le contexte actuel sans considérer dans le même temps la hausse des sentiments de peur, de méfiance et de morosité dans la population générale, mises en évidence par la dernière vague du Baromètre de la confiance politique du CEVIPOF ? Le digital est un moyen de se faire entendre, il ne conditionne pas à lui seul l’efficacité des messages.

Le deuxième écueil découle de l’illusion d’une « génération spontanée » des mouvements d’opinion en ligne que permettraient le digital et la toute-puissance fantasmagorique des algorithmes, et qui trouverait sa justification dans l’incapacité des sondages quantitatifs à prévoir l’émergence de certains phénomènes d’opinion récents. Sur le principe de la tabula rasa, les phénomènes d’opinion ressortant sur les réseaux sociaux n’auraient pas d’histoire. Le medium déformerait à ce point le message qu’il serait vain de considérer la généalogie des mouvements en ligne. Peuton cependant comprendre les ressorts de la mobilisation autour du hashtag #StopProductionNonEssentielle sans considérer la centralité prise au cours des dernières années par le e-commerce dans la rhétorique de mouvements écologistes qui se sont, quant à eux, construits dans l’action directe ? Les actions répétées de mouvements comme Extinction Rebellion (XR) ou Youth for Climate (YFC), qui ont fait de l’occupation physique leur spécialité (« Block Friday ») procèdent pourtant du même creuset idéologique.

Si le digital ne doit pas être écarté des facteurs explicatifs de mobilisation, en ce qu’il abaisse notamment le coût d’entrée en matière d’investissement (le “slacktivisme”), force est de constater que ces mouvements tirent avant tout leur énergie de la convergence croissante de certains mouvements à la charnière entre l’extrême-gauche et l’écologie politique, qui s’est notamment esquissée dans la queue de comète du mouvement des Gilets jaunes ou lors des manifestations contre la réforme des retraites. Un alignement qui trouve son sens aujourd’hui, dans un contexte de remise en cause générale des institutions et des politiques économiques. Adaptation pragmatique et source d’opportunité plus que causalité, l’intensification du militantisme digital apparaît quant à elle comme la continuité de la guerre idéologique par d’autres moyens.

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