Les Français sont perdus. Ils errent comme des âmes en peine dans un monde où toute cohérence a disparu, où tout est en pièces pour reprendre les célèbres vers du poète, prédicateur et métaphysicien anglais du XVIIe siècle John Donne. Indubitablement, cohérence il y a eue, il y aurait eue. Originellement, dans un Âge d’or quelconque, cette cohérence a forcément dû prévaloir. Sinon à quoi bon déplorer, à longueur de tribunes, de sondages et d’études cette perte de confiance des Français dans la parole politique, dans la science et dans les représentants. À n’en pas douter, dans les années 30, dans les rangs de la droite réactionnaire, et dans le cortège de ligues qui la composait, la confiance dans les institutions de la IIIe République était des plus affermies, des plus solides et des plus inébranlables. Nous pourrions dire de même, bien évidemment, de l’autre rive politique, tout aussi convaincue et transie par la mystique république renaissante. Si nous remontons quelques années en amont, la science, n’en doutons pas, faisait également l’unanimité dans la France de la Belle Époque et dans les années qui suivirent. Une science et un rationalisme à leur paroxysme certes, en philosophie avec Renan et Comte, en histoire avec Taine ou encore en médecine avec Claude Bernard, et qui pourtant, déjà, faisaient l’objet d’une remise en cause de tous les instants, si ce n’est d’une raillerie prononcée. Le rationalisme a toujours eu ses adversaires, plus ou moins brillants, et ce n’est pas le champ littéraire qui nous prouvera le contraire. Des Déracinés de Barrès, dont la charge contre le rationalisme républicain est passée à la postérité, aux personnages mi-romanesques, mi-autobiographiques du Céline de Mort à Crédit et du Voyage au bout de la nuit, autant de capsules intellectuelles et littéraires qui, en les relisant, rappellent à l’historien ou aux observateurs, plus ou moins patentés de l’opinion publique, l’extrême ductilité de la rationalité populaire. La description en creux de la Belle Époque dans Mort à Crédit, et la focale mise sur un autre versant de la société, lugubre, noir et poisseux, nous enjoignent à questionner l’existence même de cette chimère d’un Âge d’or de la connaissance, de la raison et de la cohérence. Un Âge d’or pourtant vers lequel, de manière implicite, observateurs et chercheurs nous invitent à tendre. Ces derniers n’ont certes pas attendu la crise sanitaire pour faire clignoter, à des Français groguis et aveuglés par la propagande et le faux démocratisé, tous azimuts et multiformes, les affres d’une époque où les repères volent en éclats les uns après les autres.
En 2015 et 2016, les théories du complot étaient des heuristiques pertinentes pour comprendre les ressorts de la radicalité et des ruptures psychologiques. Puis sont venues, au gré des événements et des écueils, d’autres causalités explicatives et d’autres facteurs de dérives. Tel un miroir grossissant, et à n’en pas douter éminemment déformant, les quelques semaines passées de confinement sont ainsi appréhendées par certains limiers de l’opinion comme autant de manifestations d’un aboutissement logique, et qu’importe si cela passe par du déterminisme à la petite semaine pour faire tenir l’édifice conceptuel, et d’un point de non-retour.
Les lunettes déformantes de l’instant présent, de l’accélération permanente induite par les réseaux sociaux, et leur analyse, plus ou moins étayée, ainsi que la propension à la mise au jour d’une situation prétendument inédite, concourent à n’en pas douter à ajouter du confusionnisme à une époque qui en était, il faut le reconnaître, déjà bien pourvue. Mais, et en définitive, il faut bien se demander quelle est la finalité de ses assertions relatives à la perte de la cohérence, à la perte du sens, à la perte des repères et à la décrépitude de l’édifice dans lequel nous vivions. Qu’est-ce que cela nous dit de l’époque, de sa singularité, lorsque sont appliquées pour la décrire les grilles de lecture qui prévalaient en période de menace terroriste aigüe ou en période de fièvre obsidionale, quand les Russes, à nos portes numériques, nous menaçaient avec leurs trolls et leurs bots ? Cela nous révèle davantage l’état d’esprit des observateurs, que celui des observés.