Les différentes controverses qui ont occupé successivement le devant de la scène médiatique au cours de ce long week-end ont mis en lumière cette « exacerbation des clivages anciens » que nous décrivions en forme de conclusion avec Damien Liccia le 7 mai dernier au terme de deux mois de confinement. Le crépuscule n’est pas encore tombé sur cette période et la chouette de Minerve n’a pas encore pris son envol selon la formule consacrée. Aussi est-il encore hasardeux de déterminer dans quelle mesure la crise aura davantage joué le rôle de catalyseur ou celui d’un miroir des tensions accumulées dans la société française. Le retour des anciens clivages d’avant la pandémie, la rémanence de ceux-ci dans les débats propres au Covid-19, dissipent dans tous les cas l’idée d’une nouveauté radicale induite par le confinement.
Le déconfinement sonnerait-il dès lors comme le retour des anciennes controverses ? La polémique concernant la réouverture du Puy du Fou donne à le penser. Celle-ci, décidée par Emmanuel Macron à l’encontre de son Premier Ministre, a relancé la querelle séculaire entre « ceux qui refusent de vibrer au souvenir du sacre de Reims » et « ceux qui lisent sans émotion le récit de la fête de la Fédération » selon la phrase de Marc Bloch. Ou, dit autrement, entre la France qui s’indigne de la fermeture des Buttes Chaumont et l’annulation des festivals et celle qui a demandé la reprise du culte catholique jusque devant le Conseil d’Etat, et s’exaspèrent mutuellement de passer derrière l’autre. De même, les propos de la chanteuse Camélia Jordana sur le plateau d’On n’est pas couché samedi soir ont-ils remis au centre la question des fractures entre les banlieues, et celle du rapport entre la police et les citoyens, notamment ceux issus de l’immigration. Des considérations qui ont suscité plusieurs dizaines de milliers de réactions sur les réseaux sociaux, et rompent avec la monopolisation de l’espace public par les seuls enjeux sanitaires.
Si la pandémie se poursuit en France, l’opinion semble quant à elle passer à autre chose, si ce n’est dans ses gestes et ses comportements, du moins en termes de sujets de crispation. D’une certaine manière, même les débats de société liés au Covid-19 s’éloignent du strict cadre médical. Si la publication de l’étude du Lancet sur les effets de l’hydroxychloroquine a vu une nouvelle fois s’opposer le camp des pro et des anti-Raoult dans un affrontement qui prend chaque fois davantage l’apparence d’un duel au fleuret non moucheté, le succès de cette controverse repose cependant en grande partie sur d’autres ressorts sociaux et politiques, dont la généalogie est antérieure à la crise.
Car pour beaucoup, c’est le prix dérisoire de ce traitement qui expliquerait à elle seule la levée de bouclier, forcément orchestrée par l’industrie pharmaceutique qui aurait beaucoup à perdre de sa généralisation. Cette théorie a de quoi séduire largement dans l’opinion, notamment auprès de certaines franges du mouvement des « gilets jaunes » moins sensibles aux subtilités de la méthode scientifique qu’indignés par le sentiment d’une explosion insupportable des inégalités sociales, et d’un accaparement du savoir officiel et de la connaissance au profit des élites.
Par-delà le confinement, c’est comme si le naturel reprenait ses droits, comme si le fil des vieilles oppositions rompu par deux mois d’assignation à domicile se renouait. Leur montée en puissance prévisible dans les prochaines semaines, à mesure que les problématiques liées au déconfinement se multiplieront, que les effets de la crise économique se feront davantage sentir, et que la vie sociale reprendra, entourera-t-elle demain le confinement d’un halo idéalisé d’union sacré et d’âge d’or, ces deux mythologies politiques (Girardet) qui structurent si souvent notre rapport à l’histoire ?