Trois semaines après la levée du confinement, et à quelques jours du début de « l’étape 2 » du déconfinement, une certaine forme de « retour à la normale » semble désormais s’esquisser. « La liberté va redevenir la règle, et l’interdiction l’exception » a notamment affirmé hier le Premier Ministre Edouard Philippe, en annonçant la fin de la règle des 100 km, la réouverture des parcs et jardins à Paris et la réouverture des bars, cafés et restaurants. Les yeux se rivent désormais vers le 2e tour des municipales le 28 juin prochain et vers les mois d’été – à mesure que les craintes liées à l’émergence d’une deuxième vague passent au second plan derrière le besoin qui se fait jour de reprendre une vie normale.
Plus qu’un monde nouveau, plus écologique, plus égalitaire et plus connecté, c’est le souci de reprendre le fil rompu des anciennes habitudes qui prédomine désormais en cette fin de mois de mai. A la vision irénique d’un monde débarrassé des avions de ligne, des voitures et des usines polluantes, succède désormais l’envie de recommencer à se rendre au cinéma, à fréquenter des centres commerciaux, à remplir les terrasses des bars et des restaurants, en profitant des beaux jours de l’été qui se profile. La société de consommation, de l’hédonisme et des loisirs, qu’on aurait pu croire battue en brèche sous le coup des injonctions à l’hygiénisme et du respect du collectif, veut désormais reprendre ses droits sans le moindre scrupule. Faut-il le déplorer ou plutôt s’en réjouir après deux mois d’angoisse et de solitude ?
Dans le même temps, certaines des idoles et des croyances bâties à la hâte durant la crise, semblent déjà démonétisées. Il paraît de plus en plus probable que les métiers mis en valeur durant la crise (les « héros du quotidien ») ne bénéficieront pas de sitôt d’une véritable revalorisation. La crise économique qui se profile devrait plutôt faire régresser le pouvoir d’achat des classes populaires et renforcer la précarité des emplois non-qualifiés. Glorifiés durant la crise, les héros d’hier risquent pourtant de pointer massivement chez Pôle Emploi. Le télétravail et la digitalisation à marche forcée de l’économie française, qui passaient pour la panacée ultime, font désormais l’objet de critiques de plus en plus vives. A la souplesse et à la plus grande liberté promises aux salariés succèdent désormais le constat d’un brouillage croissant des limites entre vie professionnelle et vie personnelle, et à un sentiment de perte de sens au travail – quand ses limites en termes de productivité des emplois tertiaires paraissent de plus en plus patentes.
Quant au sentiment d’être uni face au même destin, qui devait s’exprimer dans les salves d’applaudissement quotidiennes de 20h, il a depuis longtemps volé en éclat sous le coup d’innombrables fractures sociales et idéologiques, que nous avons largement chroniquées dans chacune de ces newsletters quotidiennes au cours des derniers mois. La science qui devait nous sauver tous, a encore montré ses limites. La controverse interminable sur l’hydroxychloroquine et les revirements sur les masques, les accusations de corruption visant l’OMS, mais aussi d’innombrables fausses informations sur les vaccins, la 5G ou les puces RFID, auront largement entamé la confiance du public dans la parole scientifique – comme le souligne également Damien Liccia. La crise ne pourra aussi être sans conséquences sur la confiance que portent les citoyens dans les institutions. Il est évidemment trop tôt pour quantifier précisément les effets que la gestion de crise de l’exécutif aura à l’avenir – et ce d’autant que le déconfinement apparaît désormais comme une réussite à mettre à son crédit, alors que s’éloigne la perspective d’un reconfinement à court terme. L’incapacité de l’Etat à anticiper la crise et à protéger la santé de ses citoyens, l’état de l’hôpital public et les errements de la communication gouvernementale auront cependant entamé le crédit de l’exécutif et semblent, pour certains observateurs, devoir précipiter inéluctablement le renouvellement des institutions. Un phénomène que les “candidatures” fantaisistes de Cyril Hanouna et Jean-Marie Bigard révèlent aussi en creux.
Nombre de certitudes et de croyance de fortune se seront ainsi évanouies au cours de cette séquence, et il faudra du temps pour mesurer toutes les conséquences de ces dernières semaine. Ce retour à la normale – un trompe l’oeil en réalité – que la France s’offre le luxe d’espérer, risque toutefois d’être rapidement interrompu par les inexorables soubresauts économiques qui s’annoncent.