“En période de pandémie, la synergie des fausses informations est explosive”

Date

10 avril 2020

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Résumé

Dans un domaine où ne devrait régner que le discours scientifique sur les risques et contraintes du réel, tout est contesté, tout est enjeu idéologique.

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10 avril 2020

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Résumé

Dans un domaine où ne devrait régner que le discours scientifique sur les risques et contraintes du réel, tout est contesté, tout est enjeu idéologique.

La crise sanitaire a entraîné une nouvelle focalisation sur les fake news, assiste-t-on à une rupture induite par le Covid-19 ?

FBH – La question des fausses informations (avec ses annexes : complotisme, désinformation et manipulation en ligne) était déjà très sensible. Pour au moins deux raisons : leur prolifération incontestable sur les réseaux sociaux (marquant a contrario une méfiance à l’égard de l’information « mainstream ») et la peur éprouvée par les élites après l’élection de Trump, le Brexit, etc. Phénomènes qu’elles avaient tendance à attribuer à la désinformation (éventuellement russe) plutôt qu’au moindre défaut de leur domination. La pandémie se prête à plusieurs types de fausses informations :

  • mensonges d’État destinés à rassurer la population ;
  • rumeurs sur des périls cachés, des intérêts dissimulés ou des manipulations (comme il s’en produit à chaque crise) relevant de la peur ;
  • constructions alternatives obéissant plutôt ici au principe d’espérance : recettes pour se protéger, remèdes miracles, théories sur le « monde d’après ».

Aucun de ces phénomènes n’est nouveau en soi. Mais en période d’obsession par un péril unique qui conditionne tout, leur synergie est explosive. Résultat paradoxal : dans un domaine où ne devrait régner que le discours scientifique sur les risques et contraintes du réel, tout est contesté, tout est enjeu idéologique.

98% des Français ont entendu parler de la chloroquine selon la dernière enquête de l’IFOP. Que penser de cette intrusion de l’opinion dans le champ scientifique ? Est-ce une nouveauté ? Est-elle ponctuelle ou aura-t-elle des effets à plus long terme ?

FBH – Là aussi, cela s’ajoute à des phénomènes déjà repérés : doute sur l’efficacité des vaccins, la dangerosité de tel ou tel produit, le réchauffement climatique, les médecines alternatives. Il s’agit, sinon d’une remontée d’obscurantisme, du moins d’une dévaluation de l’autorité scientifique. En principe, celle du vérifiable. L’ époque permet à chacun – surtout s’il pioche des révélations de « gens comme lui » sur les réseaux sociaux – d’étendre le champ de son opinion et de fantasmer son expertise.

Il n’y a rien de mal, en démocratie, à ce que nous divergions sur ce qui est souhaitable et probable demain. Mais il faut s’entendre pour parler du même monde des événements avérés et principes démontrés (dans 1984 d’Orwell, le héros réclame la liberté de dire que 2+2=4, pas le contraire). Que l’on interroge le public sur une question sur laquelle les experts se disputent est en soi comique. Nous sommes (moi en tout cas) incompétents pour trancher. Que veut le peuple en physique quantique ? Il y a des domaines où la logique libérale du choix individuel doit connaître des limites.

La gestion de la crise par le gouvernement donne lieu à de nombreuses critiques, notamment de la part d’individus qu’on pourrait classer comme gravitant autour d’un bloc dit populiste ? La crise sanitaire va-t-elle accélérer la supposée fracture entre les deux blocs ?

FBH – C’est ce qui paraît vraisemblable. Un indice entre cent : il y a une forte corrélation statistique entre le vote anti-système (RN, LFI, blanc ou nul + abstention) et le scepticisme à l’égard du « discours officiel », l’adhésion aux thèses alternatives de type « le virus s’est échappé d’un laboratoire », etc. Le bloc populiste, qui ne profite pas de la mondialisation, celui qui a le plus besoin de l’État protecteur et qui appartient souvent aux professions les plus exposées en cas d’épidémie, a déjà accumulé de la colère au moment des Gilets jaunes et de la réforme des retraites. Et comme ce sont les populations qui souffriront le plus des conséquences économiques et sociales du « jour d’après », ce seront les plus persuadées qu’on leur a menti, que les services publics ont été démantelés, que la Nation a besoin de frontières et de souveraineté, que la mondialisation est une folie, que l’Europe ne peut rien pour nous.

Il y aura donc des tensions entre les protestataires (par ailleurs divisés), le parti de la colère, et les partisans d’un retour à l’ordre fût-il agrémenté de considérations sur une nécessaire gouvernance ou une économie de l’humain (cf. Attali). Tout le monde proclame que « plus rien ne sera comme avant », mais chacun y met ce qu’il croyait auparavant. Et l’Histoire nous enseigne que d’effroyables épidémies n’ont pas forcément bouleversé l’ordre politique. Le pouvoir peut se renforcer du chaos.

Sur la question des masques, peut-on considérer que le gouvernement a menti aux Français, s’agit-il d’une fake news, ou bien d’une manoeuvre communicationnelle habile pour éviter une ruée des Français vers les masques et ce aux dépens des soignants en première ligne ? Qu’est-ce que cette affaire nous dit du rôle stratégique du mensonge pour le politique ?

FBH – On connaît le mot de Cocteau « puisque les événements nous dépassent, feignons de les organiser ». Puisque ceux qui parlent au nom du gouvernement ont tenu des discours successifs et contradictoires – sur le risque de pandémie, les masques, le dépistage, les mesures à prendre, etc. – ils ont menti une fois sur deux au moins. D’où l’impression que le pouvoir dissimulait son impuissance ou son impréparation à grand coups de « ça ne sert à rien » et « nous avons consulté les experts ». On connaît la théorie du mensonge nécessaire. « C’est donc à ceux qui gouvernent la Cité, si vraiment on doit l’accorder à certains, que revient la possibilité de mentir » disait Platon. Mais il faut peut-être le faire un peu plus finement. Cette « com de crise » ne fut pas menée par des philosophes rois.

La crise sanitaire a entraîné une nouvelle focalisation sur les fake news, assiste-t-on à une rupture induite par le Covid-19 ?

FBH – La question des fausses informations (avec ses annexes : complotisme, désinformation et manipulation en ligne) était déjà très sensible. Pour au moins deux raisons : leur prolifération incontestable sur les réseaux sociaux (marquant a contrario une méfiance à l’égard de l’information « mainstream ») et la peur éprouvée par les élites après l’élection de Trump, le Brexit, etc. Phénomènes qu’elles avaient tendance à attribuer à la désinformation (éventuellement russe) plutôt qu’au moindre défaut de leur domination. La pandémie se prête à plusieurs types de fausses informations :

  • mensonges d’État destinés à rassurer la population ;
  • rumeurs sur des périls cachés, des intérêts dissimulés ou des manipulations (comme il s’en produit à chaque crise) relevant de la peur ;
  • constructions alternatives obéissant plutôt ici au principe d’espérance : recettes pour se protéger, remèdes miracles, théories sur le « monde d’après ».

Aucun de ces phénomènes n’est nouveau en soi. Mais en période d’obsession par un péril unique qui conditionne tout, leur synergie est explosive. Résultat paradoxal : dans un domaine où ne devrait régner que le discours scientifique sur les risques et contraintes du réel, tout est contesté, tout est enjeu idéologique.

98% des Français ont entendu parler de la chloroquine selon la dernière enquête de l’IFOP. Que penser de cette intrusion de l’opinion dans le champ scientifique ? Est-ce une nouveauté ? Est-elle ponctuelle ou aura-t-elle des effets à plus long terme ?

FBH – Là aussi, cela s’ajoute à des phénomènes déjà repérés : doute sur l’efficacité des vaccins, la dangerosité de tel ou tel produit, le réchauffement climatique, les médecines alternatives. Il s’agit, sinon d’une remontée d’obscurantisme, du moins d’une dévaluation de l’autorité scientifique. En principe, celle du vérifiable. L’ époque permet à chacun – surtout s’il pioche des révélations de « gens comme lui » sur les réseaux sociaux – d’étendre le champ de son opinion et de fantasmer son expertise.

Il n’y a rien de mal, en démocratie, à ce que nous divergions sur ce qui est souhaitable et probable demain. Mais il faut s’entendre pour parler du même monde des événements avérés et principes démontrés (dans 1984 d’Orwell, le héros réclame la liberté de dire que 2+2=4, pas le contraire). Que l’on interroge le public sur une question sur laquelle les experts se disputent est en soi comique. Nous sommes (moi en tout cas) incompétents pour trancher. Que veut le peuple en physique quantique ? Il y a des domaines où la logique libérale du choix individuel doit connaître des limites.

La gestion de la crise par le gouvernement donne lieu à de nombreuses critiques, notamment de la part d’individus qu’on pourrait classer comme gravitant autour d’un bloc dit populiste ? La crise sanitaire va-t-elle accélérer la supposée fracture entre les deux blocs ?

FBH – C’est ce qui paraît vraisemblable. Un indice entre cent : il y a une forte corrélation statistique entre le vote anti-système (RN, LFI, blanc ou nul + abstention) et le scepticisme à l’égard du « discours officiel », l’adhésion aux thèses alternatives de type « le virus s’est échappé d’un laboratoire », etc. Le bloc populiste, qui ne profite pas de la mondialisation, celui qui a le plus besoin de l’État protecteur et qui appartient souvent aux professions les plus exposées en cas d’épidémie, a déjà accumulé de la colère au moment des Gilets jaunes et de la réforme des retraites. Et comme ce sont les populations qui souffriront le plus des conséquences économiques et sociales du « jour d’après », ce seront les plus persuadées qu’on leur a menti, que les services publics ont été démantelés, que la Nation a besoin de frontières et de souveraineté, que la mondialisation est une folie, que l’Europe ne peut rien pour nous.

Il y aura donc des tensions entre les protestataires (par ailleurs divisés), le parti de la colère, et les partisans d’un retour à l’ordre fût-il agrémenté de considérations sur une nécessaire gouvernance ou une économie de l’humain (cf. Attali). Tout le monde proclame que « plus rien ne sera comme avant », mais chacun y met ce qu’il croyait auparavant. Et l’Histoire nous enseigne que d’effroyables épidémies n’ont pas forcément bouleversé l’ordre politique. Le pouvoir peut se renforcer du chaos.

Sur la question des masques, peut-on considérer que le gouvernement a menti aux Français, s’agit-il d’une fake news, ou bien d’une manoeuvre communicationnelle habile pour éviter une ruée des Français vers les masques et ce aux dépens des soignants en première ligne ? Qu’est-ce que cette affaire nous dit du rôle stratégique du mensonge pour le politique ?

FBH – On connaît le mot de Cocteau « puisque les événements nous dépassent, feignons de les organiser ». Puisque ceux qui parlent au nom du gouvernement ont tenu des discours successifs et contradictoires – sur le risque de pandémie, les masques, le dépistage, les mesures à prendre, etc. – ils ont menti une fois sur deux au moins. D’où l’impression que le pouvoir dissimulait son impuissance ou son impréparation à grand coups de « ça ne sert à rien » et « nous avons consulté les experts ». On connaît la théorie du mensonge nécessaire. « C’est donc à ceux qui gouvernent la Cité, si vraiment on doit l’accorder à certains, que revient la possibilité de mentir » disait Platon. Mais il faut peut-être le faire un peu plus finement. Cette « com de crise » ne fut pas menée par des philosophes rois.

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