Faut-il brûler les modèles (et les statisticiens avec eux) ?

Date

24 septembre 2020

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Résumé

Il est à soupçonner fortement que le confinement dans sa première version, que nous décrivions dans sa phase terminale comme un « problème moral et politique », a probablement débuté sa carrière sur le marché des solutions politiques, de manière souterraine dans le domaine de la mystique, et s’y tiendra tapis à chaque accalmie, attendant son heure pour ressurgir comme un vampire.

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24 septembre 2020

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Résumé

Il est à soupçonner fortement que le confinement dans sa première version, que nous décrivions dans sa phase terminale comme un « problème moral et politique », a probablement débuté sa carrière sur le marché des solutions politiques, de manière souterraine dans le domaine de la mystique, et s’y tiendra tapis à chaque accalmie, attendant son heure pour ressurgir comme un vampire.

Le Covid-19 est la première épidémie de l’ère data. La première épidémie de la data literacy, dans les deux acceptions du concept. La première épidémie de la dashboardisation du monde. La première épidémie pilotée en mondovision avec un fichier Excel (quand les données peuvent être récoltées, mais nous y reviendrons). La première épidémie devant permettre aux deux enfants prodigues, data et intelligence artificielle, de montrer que leur existence dépasse le cadre de l’intelligibilité LinkedInesque pour faire leur preuve dans le vrai monde. Data et intelligence artificielle avaient un avenir tout tracé, comparable aux chars d’assaut du dernier conflit mondial. Théorisés à outrance durant l’entre-deux guerres, les chars n’ont pas manqué leur baptême du feu, jouant un rôle décisif dans la chute de grandes puissances – même si depuis des historiens tendent à nuancer le mythe du Blitzkrieg. Hélas, on ne peut pas en dire autant de data et intelligence artificielle, héroïnes séculaires des temps contemporains, qui ont montré toutes leurs limites, humaines notamment, alors même qu’elles avaient l’occasion de briller dans le monde des “sciences dures”. De quoi nous questionner sur la pertinence et l’opportunité d’une démarche consistant à brûler les modèles et à renvoyer leurs concepteurs à leurs chères études (nous laissons les bûchers aux temps obscurs, noirs, froids et lugubres du Moyen-Âge réécrits a posteriori et à charge).

Data et marc de café

Cette série d’assertions doit sûrement pouvoir être nuancée par de plus éminents épidémiologistes que nous, mais à notre décharge nous n’avons que 7 mois d’expérience dans ce domaine, que nous pratiquons en amateurs. Assez, certes, pour être pontifiants et prétendre lire dans les courbes comme Sibylle Trelawney dans le marc de Café, annonçant le pire à Harry Potter, dans le Prisonnier d’Azkaban. Mais malheureusement pas assez pour pouvoir rivaliser avec nos admirables pairs qui, délaissant leur expertise en terrorisme international, en cyberguerre et en manipulation de l’information, ont réussi à dompter le Covid, comme d’autres avant eux cherchaient à dompter le tigre. Mais après tout, l’analyse quantifiée de l’épidémie étant devenue aussi baroque que la tasséomancie, n’importe qui avec un tableur, Excel, LibreOffice Calc, Google Sheet ou encore Tableau pour les plus data warriors, peut tracer des droites, des courbes et prédire, le meilleur ou le pire. Il suffit juste d’être convainquant. Après tout, n’importe qui, dans le monde magique, car quitte à filer l’analogie autant y aller à fond, à fond comme Jean Alesi en son temps, peut prononcer un Avada Kedavra, mais de là à ce que le sortilège soit effectif, il y a un gap que seul le meilleur d’entre eux pouvait franchir avec brio.

Pour en revenir à nos tasséomanciens en herbe, nous parlons ici, bien entendu, des biostatisticiens, des épidémiologistes ou encore des YouTubeurs méridionaux, il faut leur reconnaître une certaine habileté à modéliser le complexe. Notre Président est celui de la pensée complexe, eux sont les oracles des modèles complexes. Un modèle imprimable sur une feuille A4 (plastifiée ou non, cela dépend) et qui est facilement restituable sur un plateau de télévision. Reste juste à prendre son doigt et à accompagner de manière digitale la projection. Ah et qu’importe que les datas qui servent à la projection soient autant frelatées que l’alcool de contrebande produit fut un temps par Nucky Thompson, ce n’est pas bien grave. Après tout, de même que personne ne regarde les arrières-salles des restaurants, personne ne regarde les .csv, les .xlsx ou pour les plus témères les .json. Et si les modèles renvoient des résultats décevants, il est toujours possible de changer d’échelle et d’assurer, de manière fort pontifiante, que “le passage avec une échelle logarithmique restitue bien mieux le caractère exponentielle de la tendance, là où l’échelle linéaire ne rend pas raison de la dynamique”. Et si décidément les résultats demeurent peu probants, pourquoi ne pas décaler les dates. Par exemple, puisqu’en mars “la France c’est l’Italie dans 5 jours (voire 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, n.d.l.r), il faut nécessairement ajuster les dates pour comparer la dynamique avec le même point de départ”. En ajoutant une pincée de sel, trois tours de poivre du moulin et un zeste de felix felicis (la chance liquide toujours dans Harry Potter), et en priant Dieu ou les Dieux ou quelconque transcendance religieuse ou laïque, alors peut-être que la démonstration sera probante. Fut un temps nous aurions parler d’alchimie, voire d’astrologie. Aujourd’hui, et les anglicismes aidant, nous nous bornerons à parler de bullshit.

sibylle trelawney

L’étrange défaite pas si étrange du tout

De toutes les décisions prises par Dolores Ombrage, aux responsabilités à Poudlard dans l’Ordre du Phoenix, la seule pouvant être portée à son crédit était sûrement le renvoi de la professeur Trelawney. Si seulement nous pouvions aujourd’hui renvoyer chez eux toutes les Trelawney qui essaiment sur Twitter, avec un taux de reproduction aussi agressif que le nombre de reproduction de base ou RO du Covid-19, ou évidemment sur les plateaux de télévision, voire pour les plus médiatiques d’entre-eux sur YouTube, où visiblement le tropisme scientifique qui les faisait jusque-là se mouvoir a perdu de force, remplacé par l’euphorie jubilatoire des likes et des views du YouTube game.

L’épidémie avait pourtant commencé avec la démonstration de force de la data et des chercheurs américains de Johns Hopkins (oh ! comme cela est étonnant) avec la réalisation d’un dashboard de suivi en (quasi) temps réel de l’épidémie, alors encore à ses balbutiements au moment de la mise en ligne de ce dispositif technologique qui a fait forte impression auprès du grand public (moins auprès de la communauté des data analysts). Une démarche initiée par Lauren Garden, co-directrice du Center for Systems Science and Engineering (CSSE) de l’Université Johns Hopkins de Baltimore, qui vaudra à cette dernière de faire partie des 100 personnalités mondiales les plus influentes dans le classement du Times dans la section “Pioneers”.  Pour la petite histoire, et bien que cela soit, pour nous fort paradoxal, aucun scientifique français ou acteur engagé sur le front du Covid-19 ne figure dans ce top 100. Seule Anne Hidalgo, dans la section “Leaders” sauve l’honneur.

Pourtant, passés ces débuts flamboyants, l’histoire de data et intelligence artificielle (sachant que le dashboard en question n’emportait aucune brique d’intelligence artificielle) n’a été qu’une progressive descente aux enfers, et tout particulièrement sous nos latitudes. Pour preuves les données de Santé Publique France qui ne sont jamais parvenues à arriver à l’heure ou à être exactes. Alors certes, les hôpitaux et les EHPAD étaient jusque-là hors du scope de l’administration. Loin des yeux, loin du coeur. Mais, et malgré ses liens originels distendus (malgré la création des ARS), et le temps nécessaire pour que l’État se rappelle du nombre d’hôpitaux et d’EHPAD qu’ils pilotent, plus ou moins directement, la remontée d’informations n’a toujours été qu’au mieux erratique, au pire inexistante. Il faut dire que la création d’une feuille de calcul dans Google Sheet est un travail des plus ardus et qu’il n’est rien de plus compliqué que d’agréger des dizaines de feuilles remplies quotidiennement dans Google Sheet. Alors peut-être que le pays du Minitel, et 12e pays le plus innovant au monde faut-il le rappeler (et s’en féliciter), a choisi de procéder autrement qu’avec Google Sheet, car quelle hérésie n’est-ce pas que d’utiliser des services qui marchent admirablement bien alors qu’on peut encore utiliser un outil développé en 1990 et qui tourne avec une version 1.5 de Java – au-delà de cette version c’est le crash assuré, donc il faut faire être un archéologue de l’informatique pour faire fonctionner la chose. Après tout, peut-être que cette application était développée en COmmon Business Oriented Language (Cobol) et qu’il a fallu aller chercher dans les EHPAD les développeurs pour faire refonctionner ces dispositifs poussiéreux. Allez savoir ! Quoi qu’il en soit, sur un terreau aussi chaotique, aussi cabossé que Verdun en 1916, des analystes ont tracé des droites, tracé des courbes, fait des projections. Cela ne pouvait donner rien de bon, et bizarrement cela n’a donné rien de bon. Entre l’AS Pas de Seconde Vague et le FC Seconde Vague, la bataille a fait rage, à coup de graphiques, de modèles et d’analyses comparatives (synchronique et diachronique), pour au final créer une situation qui dépasse l’entendement et qui est par-delà le grotesque. Chapeau bas !

“Complètement fou, complètement fou”

D’un autre côté, rien, depuis le déclenchement de la pandémie de la Covid-19, ne plaide en faveur d’une réduction de celle-ci à un simple problème scientifique, dont la raison cartésienne, et la recherche constante de la vérité, au prix de beaucoup d’humilité et d’abnégation, pourraient venir à bout. Bien au contraire : à mesure que les mois passent, le mystère s’épaissit, et ses contours s’estompent, à mesure que sa claire vision théorique disparaît sous un enchevêtrement de modèles, de graphiques, de chiffres, d’informations, de symboles et de demi-vérités, nous ne voyons désormais plus rien « qu’à travers un miroir et en énigme »,comme une mosaïque partiellement recouverte par les ronces ou sous une coulée de boue.

« L’épidémie est finie, il n’y aura pas de seconde vague », entendait-on dire avec beaucoup d’assurance cet été sur des plateaux télé de chaînes en continu entre deux reportages sur les gorges du Verdon et sur le chiffre d’affaires des glaciers de la ville Royan. « Parce que vous aviez cru à la première ? », serait-on parfois tenté d’objecter en insistant sur ce verbe croire, credo ; tant la question paraît être désormais moins de savoir avec certitude, que de prendre ses désirs et ses terreurs secrètes pour des réalités. Les concepts d’immunité croisée, de mutation génétique, de moindre létalité, voire même celui d’immunité acquise ont tous fait florès et puis pschitt, comme ces produits dérivés dont les marchés financiers se montraient si friands jusqu’à l’été 2007. Des produits dérivés basés sur des modèles micro/macro visiblement tout aussi pérennes que ceux de nos chers épidémiologistes. C’est oublier qu’avant les dogmes et les grandes religions morales, tous les systèmes de croyances ont expérimenté frénétiquement tour à tour articles de foi, idoles et expiations en tout genre à la recherche de la mythologie et des rites les plus efficaces, sans jamais se décourager. Et que les grandes controverses religieuses se sont, pour l’essentiel résumées, à adopter la religion du vainqueur, dont l’efficacité du système de valeur avait été démontrée ipso facto ; que celui-ci ait au préalable triomphé des murailles de Jéricho ou qu’il soit parvenu à maîtriser l’atome et la production à la chaîne du Coca-Cola.

Humain, trop humain : ce n’est pas aux concepts de la philosophie classique, aux vertus humanistes et aux explications des scientifiques que l’humanité terrorisée par cette angoisse du fond des âges s’en remet désormais. Face au virus invisible à l’œil nu, à la succession de théories assénées doctement par autant de Diafoirus en blouses blanches, et sitôt infirmées par leurs pairs tout aussi doctes comme si les grandes controverses scientifiques ne valaient pas mieux qu’un match OM/PSG, c’est le grand retour des croyances et la revanche des forces de l’esprit sur la marche prétendument inarrêtable du sécularisme. Si le christianisme avait été pour Marcel Gauchet la religion de la sortie de la religion, le Covid-19 qui a fini de vider les églises et rempli les lieux de science (laboratoires, dispensaires, hôpitaux) se présente de plus en plus quant à lui la religion de la sortie de la sortie de la religion.

Les croyants du Moyen-Âge aimaient les courbes, au point d’en multiplier le signe dans leurs cathédrales, se substituant aux angles droits rigides des temples gréco-romains et des basiliques paléochrétiennes. Les jouisseurs de toutes les époques y ont vu le symbole par excellence de l’érotisme, comme un condensé du corps féminin, et l’expression géométrique la plus pure de la vie elle-même. Le croyant de l’an 2020, qui fait fi de cette dernière interprétation, trop frivole à son goût, s’en remet aussi aux arcs de cercles, aux arcs en plein cintre et aux arcs brisés, au point d’essayer d’y déceler l’avenir, à coup de savants calculs de tangente. Le traçage de courbes sur le plateau de BFM TV s’est définitivement imposé comme la nouvelle manière de sonder les entrailles de poulets sur les marches du temple d’Esculape. Après Olivier Veran en mars dernier qui avait croqué le concept désormais fameux du « Flatten the curve » avec son stylo Montblanc devant les caméras, l’épidémiologiste Catherine Hill s’extasiait dernièrement que les chiffres de progression du nombre de malades en réanimation, reportés sur une échelle logarithmique, coïncidait jusqu’ici avec les « petits points » tracés au préalable sur sa feuille. Un astrologue sumérien n’aurait pas mieux parlé 6 000 ans auparavant, du haut de sa ziggourat, en reliant entre elles Bételgeuse et Proxima du Centaure.

« Tout commence en mystique et finit en politique », écrivait Charles Péguy. Il est à soupçonner fortement que le confinement dans sa première version, que nous décrivions dans sa phase terminale comme un « problème moral et politique », a probablement débuté sa carrière sur le marché des solutions politiques, de manière souterraine dans le domaine de la mystique, et s’y tiendra tapis à chaque accalmie, attendant son heure pour ressurgir comme un vampire.  « J’ai mal usé de ma santé, et vous m’en avez justement puni », écrivait Pascal sur son lit de douleurs. « Tout le malheur des hommes vient de ne savoir pas demeurer en repos, dans une chambre », déplorait encore le philosophe janséniste qu’on rhabillerait volontiers en prophète du XXIe siècle. Devant une proposition si séduisante, on voit mal en effet comment la société française ne se laisserait pas convaincre par un deuxième confinement – tant l’instinct d’auto-flagellation semble constant dans l’histoire de France depuis la Restauration. Un parti d’ordre moral répondra toujours présent en France pour expier la Révolution française, la Commune, la Belle Epoque, le Front populaire, les Trente Glorieuses et les apéros en plein air de l’été 2020.

Le Covid-19 est la première épidémie de l’ère data. La première épidémie de la data literacy, dans les deux acceptions du concept. La première épidémie de la dashboardisation du monde. La première épidémie pilotée en mondovision avec un fichier Excel (quand les données peuvent être récoltées, mais nous y reviendrons). La première épidémie devant permettre aux deux enfants prodigues, data et intelligence artificielle, de montrer que leur existence dépasse le cadre de l’intelligibilité LinkedInesque pour faire leur preuve dans le vrai monde. Data et intelligence artificielle avaient un avenir tout tracé, comparable aux chars d’assaut du dernier conflit mondial. Théorisés à outrance durant l’entre-deux guerres, les chars n’ont pas manqué leur baptême du feu, jouant un rôle décisif dans la chute de grandes puissances – même si depuis des historiens tendent à nuancer le mythe du Blitzkrieg. Hélas, on ne peut pas en dire autant de data et intelligence artificielle, héroïnes séculaires des temps contemporains, qui ont montré toutes leurs limites, humaines notamment, alors même qu’elles avaient l’occasion de briller dans le monde des “sciences dures”. De quoi nous questionner sur la pertinence et l’opportunité d’une démarche consistant à brûler les modèles et à renvoyer leurs concepteurs à leurs chères études (nous laissons les bûchers aux temps obscurs, noirs, froids et lugubres du Moyen-Âge réécrits a posteriori et à charge).

Data et marc de café

Cette série d’assertions doit sûrement pouvoir être nuancée par de plus éminents épidémiologistes que nous, mais à notre décharge nous n’avons que 7 mois d’expérience dans ce domaine, que nous pratiquons en amateurs. Assez, certes, pour être pontifiants et prétendre lire dans les courbes comme Sibylle Trelawney dans le marc de Café, annonçant le pire à Harry Potter, dans le Prisonnier d’Azkaban. Mais malheureusement pas assez pour pouvoir rivaliser avec nos admirables pairs qui, délaissant leur expertise en terrorisme international, en cyberguerre et en manipulation de l’information, ont réussi à dompter le Covid, comme d’autres avant eux cherchaient à dompter le tigre. Mais après tout, l’analyse quantifiée de l’épidémie étant devenue aussi baroque que la tasséomancie, n’importe qui avec un tableur, Excel, LibreOffice Calc, Google Sheet ou encore Tableau pour les plus data warriors, peut tracer des droites, des courbes et prédire, le meilleur ou le pire. Il suffit juste d’être convainquant. Après tout, n’importe qui, dans le monde magique, car quitte à filer l’analogie autant y aller à fond, à fond comme Jean Alesi en son temps, peut prononcer un Avada Kedavra, mais de là à ce que le sortilège soit effectif, il y a un gap que seul le meilleur d’entre eux pouvait franchir avec brio.

Pour en revenir à nos tasséomanciens en herbe, nous parlons ici, bien entendu, des biostatisticiens, des épidémiologistes ou encore des YouTubeurs méridionaux, il faut leur reconnaître une certaine habileté à modéliser le complexe. Notre Président est celui de la pensée complexe, eux sont les oracles des modèles complexes. Un modèle imprimable sur une feuille A4 (plastifiée ou non, cela dépend) et qui est facilement restituable sur un plateau de télévision. Reste juste à prendre son doigt et à accompagner de manière digitale la projection. Ah et qu’importe que les datas qui servent à la projection soient autant frelatées que l’alcool de contrebande produit fut un temps par Nucky Thompson, ce n’est pas bien grave. Après tout, de même que personne ne regarde les arrières-salles des restaurants, personne ne regarde les .csv, les .xlsx ou pour les plus témères les .json. Et si les modèles renvoient des résultats décevants, il est toujours possible de changer d’échelle et d’assurer, de manière fort pontifiante, que “le passage avec une échelle logarithmique restitue bien mieux le caractère exponentielle de la tendance, là où l’échelle linéaire ne rend pas raison de la dynamique”. Et si décidément les résultats demeurent peu probants, pourquoi ne pas décaler les dates. Par exemple, puisqu’en mars “la France c’est l’Italie dans 5 jours (voire 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, n.d.l.r), il faut nécessairement ajuster les dates pour comparer la dynamique avec le même point de départ”. En ajoutant une pincée de sel, trois tours de poivre du moulin et un zeste de felix felicis (la chance liquide toujours dans Harry Potter), et en priant Dieu ou les Dieux ou quelconque transcendance religieuse ou laïque, alors peut-être que la démonstration sera probante. Fut un temps nous aurions parler d’alchimie, voire d’astrologie. Aujourd’hui, et les anglicismes aidant, nous nous bornerons à parler de bullshit.

sibylle trelawney

L’étrange défaite pas si étrange du tout

De toutes les décisions prises par Dolores Ombrage, aux responsabilités à Poudlard dans l’Ordre du Phoenix, la seule pouvant être portée à son crédit était sûrement le renvoi de la professeur Trelawney. Si seulement nous pouvions aujourd’hui renvoyer chez eux toutes les Trelawney qui essaiment sur Twitter, avec un taux de reproduction aussi agressif que le nombre de reproduction de base ou RO du Covid-19, ou évidemment sur les plateaux de télévision, voire pour les plus médiatiques d’entre-eux sur YouTube, où visiblement le tropisme scientifique qui les faisait jusque-là se mouvoir a perdu de force, remplacé par l’euphorie jubilatoire des likes et des views du YouTube game.

L’épidémie avait pourtant commencé avec la démonstration de force de la data et des chercheurs américains de Johns Hopkins (oh ! comme cela est étonnant) avec la réalisation d’un dashboard de suivi en (quasi) temps réel de l’épidémie, alors encore à ses balbutiements au moment de la mise en ligne de ce dispositif technologique qui a fait forte impression auprès du grand public (moins auprès de la communauté des data analysts). Une démarche initiée par Lauren Garden, co-directrice du Center for Systems Science and Engineering (CSSE) de l’Université Johns Hopkins de Baltimore, qui vaudra à cette dernière de faire partie des 100 personnalités mondiales les plus influentes dans le classement du Times dans la section “Pioneers”.  Pour la petite histoire, et bien que cela soit, pour nous fort paradoxal, aucun scientifique français ou acteur engagé sur le front du Covid-19 ne figure dans ce top 100. Seule Anne Hidalgo, dans la section “Leaders” sauve l’honneur.

Pourtant, passés ces débuts flamboyants, l’histoire de data et intelligence artificielle (sachant que le dashboard en question n’emportait aucune brique d’intelligence artificielle) n’a été qu’une progressive descente aux enfers, et tout particulièrement sous nos latitudes. Pour preuves les données de Santé Publique France qui ne sont jamais parvenues à arriver à l’heure ou à être exactes. Alors certes, les hôpitaux et les EHPAD étaient jusque-là hors du scope de l’administration. Loin des yeux, loin du coeur. Mais, et malgré ses liens originels distendus (malgré la création des ARS), et le temps nécessaire pour que l’État se rappelle du nombre d’hôpitaux et d’EHPAD qu’ils pilotent, plus ou moins directement, la remontée d’informations n’a toujours été qu’au mieux erratique, au pire inexistante. Il faut dire que la création d’une feuille de calcul dans Google Sheet est un travail des plus ardus et qu’il n’est rien de plus compliqué que d’agréger des dizaines de feuilles remplies quotidiennement dans Google Sheet. Alors peut-être que le pays du Minitel, et 12e pays le plus innovant au monde faut-il le rappeler (et s’en féliciter), a choisi de procéder autrement qu’avec Google Sheet, car quelle hérésie n’est-ce pas que d’utiliser des services qui marchent admirablement bien alors qu’on peut encore utiliser un outil développé en 1990 et qui tourne avec une version 1.5 de Java – au-delà de cette version c’est le crash assuré, donc il faut faire être un archéologue de l’informatique pour faire fonctionner la chose. Après tout, peut-être que cette application était développée en COmmon Business Oriented Language (Cobol) et qu’il a fallu aller chercher dans les EHPAD les développeurs pour faire refonctionner ces dispositifs poussiéreux. Allez savoir ! Quoi qu’il en soit, sur un terreau aussi chaotique, aussi cabossé que Verdun en 1916, des analystes ont tracé des droites, tracé des courbes, fait des projections. Cela ne pouvait donner rien de bon, et bizarrement cela n’a donné rien de bon. Entre l’AS Pas de Seconde Vague et le FC Seconde Vague, la bataille a fait rage, à coup de graphiques, de modèles et d’analyses comparatives (synchronique et diachronique), pour au final créer une situation qui dépasse l’entendement et qui est par-delà le grotesque. Chapeau bas !

“Complètement fou, complètement fou”

D’un autre côté, rien, depuis le déclenchement de la pandémie de la Covid-19, ne plaide en faveur d’une réduction de celle-ci à un simple problème scientifique, dont la raison cartésienne, et la recherche constante de la vérité, au prix de beaucoup d’humilité et d’abnégation, pourraient venir à bout. Bien au contraire : à mesure que les mois passent, le mystère s’épaissit, et ses contours s’estompent, à mesure que sa claire vision théorique disparaît sous un enchevêtrement de modèles, de graphiques, de chiffres, d’informations, de symboles et de demi-vérités, nous ne voyons désormais plus rien « qu’à travers un miroir et en énigme »,comme une mosaïque partiellement recouverte par les ronces ou sous une coulée de boue.

« L’épidémie est finie, il n’y aura pas de seconde vague », entendait-on dire avec beaucoup d’assurance cet été sur des plateaux télé de chaînes en continu entre deux reportages sur les gorges du Verdon et sur le chiffre d’affaires des glaciers de la ville Royan. « Parce que vous aviez cru à la première ? », serait-on parfois tenté d’objecter en insistant sur ce verbe croire, credo ; tant la question paraît être désormais moins de savoir avec certitude, que de prendre ses désirs et ses terreurs secrètes pour des réalités. Les concepts d’immunité croisée, de mutation génétique, de moindre létalité, voire même celui d’immunité acquise ont tous fait florès et puis pschitt, comme ces produits dérivés dont les marchés financiers se montraient si friands jusqu’à l’été 2007. Des produits dérivés basés sur des modèles micro/macro visiblement tout aussi pérennes que ceux de nos chers épidémiologistes. C’est oublier qu’avant les dogmes et les grandes religions morales, tous les systèmes de croyances ont expérimenté frénétiquement tour à tour articles de foi, idoles et expiations en tout genre à la recherche de la mythologie et des rites les plus efficaces, sans jamais se décourager. Et que les grandes controverses religieuses se sont, pour l’essentiel résumées, à adopter la religion du vainqueur, dont l’efficacité du système de valeur avait été démontrée ipso facto ; que celui-ci ait au préalable triomphé des murailles de Jéricho ou qu’il soit parvenu à maîtriser l’atome et la production à la chaîne du Coca-Cola.

Humain, trop humain : ce n’est pas aux concepts de la philosophie classique, aux vertus humanistes et aux explications des scientifiques que l’humanité terrorisée par cette angoisse du fond des âges s’en remet désormais. Face au virus invisible à l’œil nu, à la succession de théories assénées doctement par autant de Diafoirus en blouses blanches, et sitôt infirmées par leurs pairs tout aussi doctes comme si les grandes controverses scientifiques ne valaient pas mieux qu’un match OM/PSG, c’est le grand retour des croyances et la revanche des forces de l’esprit sur la marche prétendument inarrêtable du sécularisme. Si le christianisme avait été pour Marcel Gauchet la religion de la sortie de la religion, le Covid-19 qui a fini de vider les églises et rempli les lieux de science (laboratoires, dispensaires, hôpitaux) se présente de plus en plus quant à lui la religion de la sortie de la sortie de la religion.

Les croyants du Moyen-Âge aimaient les courbes, au point d’en multiplier le signe dans leurs cathédrales, se substituant aux angles droits rigides des temples gréco-romains et des basiliques paléochrétiennes. Les jouisseurs de toutes les époques y ont vu le symbole par excellence de l’érotisme, comme un condensé du corps féminin, et l’expression géométrique la plus pure de la vie elle-même. Le croyant de l’an 2020, qui fait fi de cette dernière interprétation, trop frivole à son goût, s’en remet aussi aux arcs de cercles, aux arcs en plein cintre et aux arcs brisés, au point d’essayer d’y déceler l’avenir, à coup de savants calculs de tangente. Le traçage de courbes sur le plateau de BFM TV s’est définitivement imposé comme la nouvelle manière de sonder les entrailles de poulets sur les marches du temple d’Esculape. Après Olivier Veran en mars dernier qui avait croqué le concept désormais fameux du « Flatten the curve » avec son stylo Montblanc devant les caméras, l’épidémiologiste Catherine Hill s’extasiait dernièrement que les chiffres de progression du nombre de malades en réanimation, reportés sur une échelle logarithmique, coïncidait jusqu’ici avec les « petits points » tracés au préalable sur sa feuille. Un astrologue sumérien n’aurait pas mieux parlé 6 000 ans auparavant, du haut de sa ziggourat, en reliant entre elles Bételgeuse et Proxima du Centaure.

« Tout commence en mystique et finit en politique », écrivait Charles Péguy. Il est à soupçonner fortement que le confinement dans sa première version, que nous décrivions dans sa phase terminale comme un « problème moral et politique », a probablement débuté sa carrière sur le marché des solutions politiques, de manière souterraine dans le domaine de la mystique, et s’y tiendra tapis à chaque accalmie, attendant son heure pour ressurgir comme un vampire.  « J’ai mal usé de ma santé, et vous m’en avez justement puni », écrivait Pascal sur son lit de douleurs. « Tout le malheur des hommes vient de ne savoir pas demeurer en repos, dans une chambre », déplorait encore le philosophe janséniste qu’on rhabillerait volontiers en prophète du XXIe siècle. Devant une proposition si séduisante, on voit mal en effet comment la société française ne se laisserait pas convaincre par un deuxième confinement – tant l’instinct d’auto-flagellation semble constant dans l’histoire de France depuis la Restauration. Un parti d’ordre moral répondra toujours présent en France pour expier la Révolution française, la Commune, la Belle Epoque, le Front populaire, les Trente Glorieuses et les apéros en plein air de l’été 2020.

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