Raphaël Chauvancy : « La France a pris beaucoup de retard sur les guerres de l’information »
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Dans son dernier essai intitulé Les nouveaux visages de la guerre : Comment la France doit se préparer aux conflits de demain (VA Editions), Raphaël Chauvancy analyse les nouveaux défis géopolitiques qui s’imposent à elle et appelle à se doter de capacités d’intervention dans la sphère informationnelle pour répondre à ces nouvelles menaces.
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Dans son dernier essai intitulé Les nouveaux visages de la guerre : Comment la France doit se préparer aux conflits de demain (VA Editions), Raphaël Chauvancy analyse les nouveaux défis géopolitiques qui s’imposent à elle et appelle à se doter de capacités d’intervention dans la sphère informationnelle pour répondre à ces nouvelles menaces.
Vous déplorez dans votre livre le manque de culture stratégique et de lucidité des élites françaises vis-à-vis des nouveaux défis géopolitiques. S’agit-il d’un constat définitif, ou percevez-vous a contrario une prise de conscience de ces nouveaux enjeux ?
L’incapacité des élites françaises à comprendre les grands enjeux contemporains ne tient pas seulement à un manque de culture stratégique mais au refus même d’une approche stratégique. Elles ont partagé avec enthousiasme l’illusion de la fin de l’histoire dans les années 1990 et n’en sont toujours pas revenues depuis. Il s’agit de la manifestation d’un phénomène d’enfermement cognitif collectif, qu’Irving Janis a désigné sous le nom de Groupthink, dont il est extrêmement difficile de se libérer puisque la pression sociale et les croyances partagées font écran avec l’analyse rationnelle des faits.
Il serait donc illusoire d’espérer que les élites remettent massivement en cause des certitudes et des préjugés profondément ancrés. Sans doute faut-il davantage tabler sur leur remplacement progressif. L’impératif d’efficacité favorise l’ascension de dirigeants plus ouverts sur le monde et capables de sortir des sentiers battus. Ils sont de plus en plus nombreux, notamment parmi les plus jeunes, à appliquer des grilles de lecture adaptées à l’environnement multi-conflictuel postmoderne. Par ailleurs, la qualité de la réflexion géopolitique et de la prospective conceptuelle appliquée aux nouvelles conflictualités, comme la guerre économique et la guerre cognitive, en France est sans équivalent hors du monde anglo-saxon.
Le monde politique et le monde militaire s’adaptent aux nouveaux enjeux et aux nouvelles formes d’affrontements économiques et immatériels. Le gouvernement français vient ainsi de doter le pays d’une agence anti fake news, tandis que le général Burkhardt a fixé l’investissement de la 5e dimension parmi les priorités de l’armée de Terre.
Pour diverses raisons, dont la faiblesse du réseau des PME-ETI par rapport aux entreprises multinationales en France, le monde entrepreneurial semble en retrait par rapport à la prise de conscience institutionnelle, mais les déboires rencontrés le contraignent à son corps défendant à constater progressivement la réalité d’une guerre économique dont il subit les effets de plein fouet.
Les mondes intellectuels et médiatiques sont, pour leur part, largement hermétiques aux enjeux de la guerre informationnelle dont ils se trouvent pourtant partie prenante. Cela tient, notamment, à la place particulière de l’intellectuel en France qui est peu disposé à accepter que l’« engagement » dont il est si fier soit détourné par des acteurs poursuivant leurs buts propres dans le cadre d’affrontements stratégiques qui le dépassent. Les médias, eux, prétendent se tenir au-dessus de la mêlée. Ce déni facilite d’ailleurs leur réduction au rôle de caisse de résonance et facilite les instrumentalisations qu’ils récusent.
Pourquoi la France peine-t-elle encore à prendre la mesure du contexte de conflictualité généralisée auquel elle est confrontée ?
La France a une culture du combat direct. Elle est l’héritage d’une situation géopolitique particulière, Paris se situant à quelques étapes des frontières ouvertes du nord-est. Les Français ont donc développé une approche plus tactique que stratégique, afin de répondre à l’impératif d’urgence et d’immédiateté, et ne conçoivent la guerre que sous la forme de la bataille aux frontières.
Ils sont relativement indifférents aux expéditions lointaines et étrangers à la notion de guerre couverte. Les atteintes américaines, russes ou chinoises à notre souveraineté stratégique dans les sphères économiques, informationnelles ou autres sont trop souvent soit minorées, soit perçues comme des distorsions ou des accidents.
Cette vision plus tactique que stratégique est l’origine de la méconnaissance totale en France de ces problématiques de guerres informationnelles. Certaines opérations de guerre psychologique ont été de réels succès tactiques, à l’instar de la « Bleuite » durant la Guerre d’Algérie qui a permis d’éliminer un certain nombre de cadres du FLN. Mais cette opération n’a rien changé à la situation stratégique et n’a pas empêché la France de perdre la guerre. Celle-ci peut s’expliquer par une erreur stratégique qui l’a conduit à se tromper d’objectif. Comme l’a bien montré Christian Harbulot, le FLN a très tôt compris que le sort du conflit ne se déciderait pas sur le terrain mais que son véritable centre de gravité se situait au niveau de l’opinion publique mondiale. Il a remporté la victoire des perceptions et de la légitimité, ce qui a rendu inutile la victoire militaire française et lui a permis d’atteindre ses objectifs.
Une autre tendance consiste à se rassurer en assimilant la révolution stratégique que constitue la guerre systémique entre les grandes puissances à une simple accentuation des rivalités. Mais la guerre économique ne se réduit pas à un durcissement de la compétition, elle est la forme nouvelle de la quête de la puissance à travers l’économie. La guerre cognitive ne se limite pas davantage à l’utilisation de proxys sur les réseaux sociaux, elle engage la survie stratégique d’une nation en modélisant ses critères de jugement et en dégradant les ressorts de sa volonté grâce à des manœuvres offensives d’ingénierie sociale et d’influence culturelle. Et la guerre militaire elle-même redevient une possibilité.
Enfin, la France a misé sur la fin de la guerre et l’obsolescence des nations. Il est difficile de revenir en arrière. C’est d’ailleurs pourquoi elle n’a pas su faire de l’Union européenne le formidable démultiplicateur de puissance qu’elle devrait être si elle était appréhendée comme un outil stratégique et non comme un impératif moral.
La coopération étroite entre le public et le privé apparaît dans votre livre comme l’un des avantages compétitifs des grandes puissances à l’instar des Etats-Unis, dans un contexte où la guerre devient globale et, entre autres, économique. Le développement de telles relations est-il envisageable en France ?
La méfiance historique entre puissance publique et privée en France se double effectivement d’un aveuglement idéologique. Le pouvoir soupçonne les forces de l’argent et les corps intermédiaires de sédition tandis que ceux-ci considèrent généralement l’Etat comme un prédateur ou un oppresseur.
Par ailleurs, la France ne peut pas compter sur un écosystème de think tanks dotés de ressources importantes. Si celui-ci existe dans les pays anglo-saxons, c’est parce que ce type de structures disposent de ressources importantes qui leur permettent d’attirer des chercheurs. En leur absence, c’est l’Etat qui doit impulser le changement. Malgré des limites en termes de savoir-faire et de capacités opérationnelles, une prise de conscience semble heureusement émerger dans les cercles dirigeants.
Seule une vision stratégique globale permettrait de surmonter les méfiances réciproques entre le public et le privé. C’est pourquoi la diffusion de nouvelles grilles de lecture et la compréhension par l’ensemble des Français et de leurs élites des contraintes et des impératifs liés aux nouvelles guerres systémiques est si importante.
Des ponts commencent à être jetés mais la route est longue. Elle passe par une plus grande perméabilité entre le monde politique et la haute fonction publique d’une part et le monde privé d’autre part. Elle passe également par la constitution d’organes mixtes de synthèse stratégique. A l’heure des réseaux, le fonctionnement en tuyaux d’orgue est totalement obsolète. La confiance ne se décrète pas mais la crise de la COVID aura au moins eu le mérite de rapprocher l’Etat et les entrepreneurs pour empêcher une faillite nationale. Les Français sauront-ils saisir cette opportunité de créer des synergies durables ou la gâcheront-ils ? L’avenir le dira.
Comment la France se prépare-t-elle aux guerres de l’information ?
La France a pris beaucoup de retard en termes de guerre de l’information par méconnaissance des enjeux. Elle commence tout juste à comprendre que les clés de la puissance et de la prospérité se trouvent désormais dans le monde immatériel et la sphère informationnelle. Elle n’a donc pas développé les outils techniques qui lui auraient permis de s’affranchir de la tutelle américaine.
La réponse française à ces nouveaux enjeux se borne donc à répondre par de la veille et de la censure, en se focalisant sur la problématique des fake news, ce qui est encore la solution la plus simple. Savoir contre-attaquer est un savoir-faire que nous ne maîtrisons pas encore au niveau institutionnel. Avoir des velléités opérationnelles ne sert à rien si elles sont mal montées. Les quelques tentatives que nous avons effectuées ont été facilement repérées, et n’ont guère eu plus de réussite que les charges de pantalons rouges en 1914.
Pourtant, la plupart des conflits ont désormais une dimension informationnelle importante. Si nous ne sommes pas capables de l’investir en nous dotant de capacités offensives, nous nous condamnons à perdre dans tous les conflits dans lesquels nous sommes engagés. A l’inverse, la guerre informationnelle est désormais intégrée dans la doctrine de certains Etats comme le Royaume-Uni, qui est beaucoup plus désinhibé que nous. Dans leurs réflexions sur l’avenir de la guerre, les Britanniques affirment noir sur blanc chercher à se doter de capacités offensives en matière de guerre informationnelle. Cette différence est aussi la marque d’une culture militaire qui privilégie la stratégie et sait se donner du temps sur la tactique et le combat frontal.
La France peut-elle se doter en la matière de sa propre stratégie et de ses propres outils sans les faire dépendre des Etats-Unis, qui exercent un monopole technologique en la matière ?
Plusieurs tentatives ont été faites en France pour s’autonomiser, dont les plus connues concernent le moteur de recherche Qwant par exemple, ou dans le domaine du stockage des données, l’entreprise OVH. Mais l’utilisation de Qwant reste anecdotique et dépend en partie de Microsoft, tandis que l’incendie dont a récemment été victime OVH a révélé l’amateurisme d’une entreprise qui avait colocalisé les serveurs principaux et de ceux de secours…
Il n’existe donc toujours pas à ce jour d’alternative technique nationale crédible aux solutions américaines – ou chinoises. Il est d’ailleurs difficile d’imaginer la France mettre en place les conditions de son indépendance numérique en dehors d’une approche européenne. Les investissements et l’échelle nécessaire pour proposer des solutions viables nécessitent une synergie entre les grands États européens. Malheureusement ceux-ci ne voient pas toujours la nécessité de s’affranchir de Washington.
En revanche, grâce au développement de la culture écrite française sur la guerre de l’information, des outils conceptuels de combat sont désormais disponibles, même s’il s’agit d’un domaine où la prise d’ascendant implique un renouvellement permanent des méthodes et des approches.
En matière de guerre informationnelle, la France peut-elle rivaliser avec d’autres acteurs (Etats, groupes paramilitaires, organisations terroristes, associations militantes…), qui, moins scrupuleux et moins inhibés moralement, n’hésitent pas à recourir aux armes du faux et de la désinformation ?
La réflexion sur la guerre informationnelle en France fournit un cadre conceptuel général de grande qualité. Un certain nombre de praticiens seraient d’ailleurs capables de rivaliser avec leurs grands compétiteurs étrangers.
En revanche, l’utilisation offensive et stratégique de l’information est généralement confondue en France avec sa manipulation et assimilée à des barbouzeries ou à la propagandes d’Etats totalitaires.
L’assimilation de la guerre informationnelle à une forme de guerre sale est d’autant plus dommageable qu’à l’inverse de la guerre de tranchées, la guerre de l’information est une guerre de mouvement. L’attaquant y bénéficie d’un avantage décisif. La défense même ne peut prendre la forme que d’une contre-attaque. Vouloir limiter la guerre de l’information à des opérations défensives comme certains prétendent le faire en France revient donc à refuser de combattre et à recevoir passivement les coups de nos adversaires.
Le contraste est fort avec la désinhibition de nombreux acteurs. Elle constitue cependant elle aussi une faiblesse, puisqu’elle est une tentation permanente à franchir certaines lignes rouges en termes d’intoxication du public. Or les fausses informations, les fameuses fake news, ou les manipulations sont décelables. Une fois exposées sur la place publique, elles se retournent contre leur initiateur. Les interdits moraux d’une société démocratique ouverte comme la nôtre peuvent constituer à cet égard un avantage. Nos offensives informationnelles peuvent être d’autant plus percutantes qu’elles ne peuvent reposer sur des mensonges qui seraient détectés et dénoncés au sein de notre propre société. La transparence aussi est une arme, à condition de ne pas la confondre avec la naïveté et de l’utiliser dans un contexte offensif.
Quels sont les freins à lever pour créer une véritable culture de la guerre informationnelle en France ?
Le développement de la guerre informationnelle pâtit d’une méconnaissance du grand public. Il souffre également du manque de confiance des citoyens vis-à-vis de leurs dirigeants. Dans ce contexte de défiance généralisée, des initiatives positives, comme la création récente de l’agence Viginum, courent le risque d’être interprétées comme la mise en place d’un dispositif de surveillance de masse ou de propagande, par manque de culture informationnelle.
Les Français ne sont pas encore prêts à prendre le pas de la guerre informationnelle. Si le concept de guerre économique leur est désormais devenu familier, ils peinent encore à comprendre que nous soyons la cible d’offensives dans le domaine de l’information et de la connaissance.
Un travail d’explication et de pédagogie du grand public est donc nécessaire, pour le convaincre de la nécessité et de la licéité éthique et morale du combat informationnel. Face à des acteurs autoritaires prêts à relever chacune de nos contradictions entre nos principes et nos pratiques pour affaiblir nos structures sociales et notre légitimité, nous ne pouvons pas nous permettre de déroger à nos valeurs de société ouverte. Notre force est de jouer sur la transparence de l’information face à des Etats autoritaires.
D’autre part, la connaissance joue un rôle majeur dans un contexte de guerre économique systémique. Même nos alliés anglo-saxons ou allemands, par exemple, n’hésitent pas à profiter de notre naïveté pour lancer des attaques informationnelles contre nos intérêts. Ces actions nous font perdre des contrats et donc détruisent des emplois et nuisent à notre prospérité. Il est grand temps de réagir.
C’est pourquoi un travail de communication sur cette forme de conflictualité est impératif. Même si elle doit évidemment se poursuivre, la recherche conceptuelle en France est déjà d’une très grande qualité sur le sujet, notamment grâce aux travaux effectués depuis vingt ans par l’Ecole de Guerre Economique et ses réseaux. L’enjeu est désormais d’amplifier le courant et de familiariser les médias grand public avec ces nouvelles notions, préalable essentiel au développement de capacités nationales efficaces pour répondre à l’enjeu des guerres de l’information.
Vous déplorez dans votre livre le manque de culture stratégique et de lucidité des élites françaises vis-à-vis des nouveaux défis géopolitiques. S’agit-il d’un constat définitif, ou percevez-vous a contrario une prise de conscience de ces nouveaux enjeux ?
L’incapacité des élites françaises à comprendre les grands enjeux contemporains ne tient pas seulement à un manque de culture stratégique mais au refus même d’une approche stratégique. Elles ont partagé avec enthousiasme l’illusion de la fin de l’histoire dans les années 1990 et n’en sont toujours pas revenues depuis. Il s’agit de la manifestation d’un phénomène d’enfermement cognitif collectif, qu’Irving Janis a désigné sous le nom de Groupthink, dont il est extrêmement difficile de se libérer puisque la pression sociale et les croyances partagées font écran avec l’analyse rationnelle des faits.
Il serait donc illusoire d’espérer que les élites remettent massivement en cause des certitudes et des préjugés profondément ancrés. Sans doute faut-il davantage tabler sur leur remplacement progressif. L’impératif d’efficacité favorise l’ascension de dirigeants plus ouverts sur le monde et capables de sortir des sentiers battus. Ils sont de plus en plus nombreux, notamment parmi les plus jeunes, à appliquer des grilles de lecture adaptées à l’environnement multi-conflictuel postmoderne. Par ailleurs, la qualité de la réflexion géopolitique et de la prospective conceptuelle appliquée aux nouvelles conflictualités, comme la guerre économique et la guerre cognitive, en France est sans équivalent hors du monde anglo-saxon.
Le monde politique et le monde militaire s’adaptent aux nouveaux enjeux et aux nouvelles formes d’affrontements économiques et immatériels. Le gouvernement français vient ainsi de doter le pays d’une agence anti fake news, tandis que le général Burkhardt a fixé l’investissement de la 5e dimension parmi les priorités de l’armée de Terre.
Pour diverses raisons, dont la faiblesse du réseau des PME-ETI par rapport aux entreprises multinationales en France, le monde entrepreneurial semble en retrait par rapport à la prise de conscience institutionnelle, mais les déboires rencontrés le contraignent à son corps défendant à constater progressivement la réalité d’une guerre économique dont il subit les effets de plein fouet.
Les mondes intellectuels et médiatiques sont, pour leur part, largement hermétiques aux enjeux de la guerre informationnelle dont ils se trouvent pourtant partie prenante. Cela tient, notamment, à la place particulière de l’intellectuel en France qui est peu disposé à accepter que l’« engagement » dont il est si fier soit détourné par des acteurs poursuivant leurs buts propres dans le cadre d’affrontements stratégiques qui le dépassent. Les médias, eux, prétendent se tenir au-dessus de la mêlée. Ce déni facilite d’ailleurs leur réduction au rôle de caisse de résonance et facilite les instrumentalisations qu’ils récusent.
Pourquoi la France peine-t-elle encore à prendre la mesure du contexte de conflictualité généralisée auquel elle est confrontée ?
La France a une culture du combat direct. Elle est l’héritage d’une situation géopolitique particulière, Paris se situant à quelques étapes des frontières ouvertes du nord-est. Les Français ont donc développé une approche plus tactique que stratégique, afin de répondre à l’impératif d’urgence et d’immédiateté, et ne conçoivent la guerre que sous la forme de la bataille aux frontières.
Ils sont relativement indifférents aux expéditions lointaines et étrangers à la notion de guerre couverte. Les atteintes américaines, russes ou chinoises à notre souveraineté stratégique dans les sphères économiques, informationnelles ou autres sont trop souvent soit minorées, soit perçues comme des distorsions ou des accidents.
Cette vision plus tactique que stratégique est l’origine de la méconnaissance totale en France de ces problématiques de guerres informationnelles. Certaines opérations de guerre psychologique ont été de réels succès tactiques, à l’instar de la « Bleuite » durant la Guerre d’Algérie qui a permis d’éliminer un certain nombre de cadres du FLN. Mais cette opération n’a rien changé à la situation stratégique et n’a pas empêché la France de perdre la guerre. Celle-ci peut s’expliquer par une erreur stratégique qui l’a conduit à se tromper d’objectif. Comme l’a bien montré Christian Harbulot, le FLN a très tôt compris que le sort du conflit ne se déciderait pas sur le terrain mais que son véritable centre de gravité se situait au niveau de l’opinion publique mondiale. Il a remporté la victoire des perceptions et de la légitimité, ce qui a rendu inutile la victoire militaire française et lui a permis d’atteindre ses objectifs.
Une autre tendance consiste à se rassurer en assimilant la révolution stratégique que constitue la guerre systémique entre les grandes puissances à une simple accentuation des rivalités. Mais la guerre économique ne se réduit pas à un durcissement de la compétition, elle est la forme nouvelle de la quête de la puissance à travers l’économie. La guerre cognitive ne se limite pas davantage à l’utilisation de proxys sur les réseaux sociaux, elle engage la survie stratégique d’une nation en modélisant ses critères de jugement et en dégradant les ressorts de sa volonté grâce à des manœuvres offensives d’ingénierie sociale et d’influence culturelle. Et la guerre militaire elle-même redevient une possibilité.
Enfin, la France a misé sur la fin de la guerre et l’obsolescence des nations. Il est difficile de revenir en arrière. C’est d’ailleurs pourquoi elle n’a pas su faire de l’Union européenne le formidable démultiplicateur de puissance qu’elle devrait être si elle était appréhendée comme un outil stratégique et non comme un impératif moral.
La coopération étroite entre le public et le privé apparaît dans votre livre comme l’un des avantages compétitifs des grandes puissances à l’instar des Etats-Unis, dans un contexte où la guerre devient globale et, entre autres, économique. Le développement de telles relations est-il envisageable en France ?
La méfiance historique entre puissance publique et privée en France se double effectivement d’un aveuglement idéologique. Le pouvoir soupçonne les forces de l’argent et les corps intermédiaires de sédition tandis que ceux-ci considèrent généralement l’Etat comme un prédateur ou un oppresseur.
Par ailleurs, la France ne peut pas compter sur un écosystème de think tanks dotés de ressources importantes. Si celui-ci existe dans les pays anglo-saxons, c’est parce que ce type de structures disposent de ressources importantes qui leur permettent d’attirer des chercheurs. En leur absence, c’est l’Etat qui doit impulser le changement. Malgré des limites en termes de savoir-faire et de capacités opérationnelles, une prise de conscience semble heureusement émerger dans les cercles dirigeants.
Seule une vision stratégique globale permettrait de surmonter les méfiances réciproques entre le public et le privé. C’est pourquoi la diffusion de nouvelles grilles de lecture et la compréhension par l’ensemble des Français et de leurs élites des contraintes et des impératifs liés aux nouvelles guerres systémiques est si importante.
Des ponts commencent à être jetés mais la route est longue. Elle passe par une plus grande perméabilité entre le monde politique et la haute fonction publique d’une part et le monde privé d’autre part. Elle passe également par la constitution d’organes mixtes de synthèse stratégique. A l’heure des réseaux, le fonctionnement en tuyaux d’orgue est totalement obsolète. La confiance ne se décrète pas mais la crise de la COVID aura au moins eu le mérite de rapprocher l’Etat et les entrepreneurs pour empêcher une faillite nationale. Les Français sauront-ils saisir cette opportunité de créer des synergies durables ou la gâcheront-ils ? L’avenir le dira.
Comment la France se prépare-t-elle aux guerres de l’information ?
La France a pris beaucoup de retard en termes de guerre de l’information par méconnaissance des enjeux. Elle commence tout juste à comprendre que les clés de la puissance et de la prospérité se trouvent désormais dans le monde immatériel et la sphère informationnelle. Elle n’a donc pas développé les outils techniques qui lui auraient permis de s’affranchir de la tutelle américaine.
La réponse française à ces nouveaux enjeux se borne donc à répondre par de la veille et de la censure, en se focalisant sur la problématique des fake news, ce qui est encore la solution la plus simple. Savoir contre-attaquer est un savoir-faire que nous ne maîtrisons pas encore au niveau institutionnel. Avoir des velléités opérationnelles ne sert à rien si elles sont mal montées. Les quelques tentatives que nous avons effectuées ont été facilement repérées, et n’ont guère eu plus de réussite que les charges de pantalons rouges en 1914.
Pourtant, la plupart des conflits ont désormais une dimension informationnelle importante. Si nous ne sommes pas capables de l’investir en nous dotant de capacités offensives, nous nous condamnons à perdre dans tous les conflits dans lesquels nous sommes engagés. A l’inverse, la guerre informationnelle est désormais intégrée dans la doctrine de certains Etats comme le Royaume-Uni, qui est beaucoup plus désinhibé que nous. Dans leurs réflexions sur l’avenir de la guerre, les Britanniques affirment noir sur blanc chercher à se doter de capacités offensives en matière de guerre informationnelle. Cette différence est aussi la marque d’une culture militaire qui privilégie la stratégie et sait se donner du temps sur la tactique et le combat frontal.
La France peut-elle se doter en la matière de sa propre stratégie et de ses propres outils sans les faire dépendre des Etats-Unis, qui exercent un monopole technologique en la matière ?
Plusieurs tentatives ont été faites en France pour s’autonomiser, dont les plus connues concernent le moteur de recherche Qwant par exemple, ou dans le domaine du stockage des données, l’entreprise OVH. Mais l’utilisation de Qwant reste anecdotique et dépend en partie de Microsoft, tandis que l’incendie dont a récemment été victime OVH a révélé l’amateurisme d’une entreprise qui avait colocalisé les serveurs principaux et de ceux de secours…
Il n’existe donc toujours pas à ce jour d’alternative technique nationale crédible aux solutions américaines – ou chinoises. Il est d’ailleurs difficile d’imaginer la France mettre en place les conditions de son indépendance numérique en dehors d’une approche européenne. Les investissements et l’échelle nécessaire pour proposer des solutions viables nécessitent une synergie entre les grands États européens. Malheureusement ceux-ci ne voient pas toujours la nécessité de s’affranchir de Washington.
En revanche, grâce au développement de la culture écrite française sur la guerre de l’information, des outils conceptuels de combat sont désormais disponibles, même s’il s’agit d’un domaine où la prise d’ascendant implique un renouvellement permanent des méthodes et des approches.
En matière de guerre informationnelle, la France peut-elle rivaliser avec d’autres acteurs (Etats, groupes paramilitaires, organisations terroristes, associations militantes…), qui, moins scrupuleux et moins inhibés moralement, n’hésitent pas à recourir aux armes du faux et de la désinformation ?
La réflexion sur la guerre informationnelle en France fournit un cadre conceptuel général de grande qualité. Un certain nombre de praticiens seraient d’ailleurs capables de rivaliser avec leurs grands compétiteurs étrangers.
En revanche, l’utilisation offensive et stratégique de l’information est généralement confondue en France avec sa manipulation et assimilée à des barbouzeries ou à la propagandes d’Etats totalitaires.
L’assimilation de la guerre informationnelle à une forme de guerre sale est d’autant plus dommageable qu’à l’inverse de la guerre de tranchées, la guerre de l’information est une guerre de mouvement. L’attaquant y bénéficie d’un avantage décisif. La défense même ne peut prendre la forme que d’une contre-attaque. Vouloir limiter la guerre de l’information à des opérations défensives comme certains prétendent le faire en France revient donc à refuser de combattre et à recevoir passivement les coups de nos adversaires.
Le contraste est fort avec la désinhibition de nombreux acteurs. Elle constitue cependant elle aussi une faiblesse, puisqu’elle est une tentation permanente à franchir certaines lignes rouges en termes d’intoxication du public. Or les fausses informations, les fameuses fake news, ou les manipulations sont décelables. Une fois exposées sur la place publique, elles se retournent contre leur initiateur. Les interdits moraux d’une société démocratique ouverte comme la nôtre peuvent constituer à cet égard un avantage. Nos offensives informationnelles peuvent être d’autant plus percutantes qu’elles ne peuvent reposer sur des mensonges qui seraient détectés et dénoncés au sein de notre propre société. La transparence aussi est une arme, à condition de ne pas la confondre avec la naïveté et de l’utiliser dans un contexte offensif.
Quels sont les freins à lever pour créer une véritable culture de la guerre informationnelle en France ?
Le développement de la guerre informationnelle pâtit d’une méconnaissance du grand public. Il souffre également du manque de confiance des citoyens vis-à-vis de leurs dirigeants. Dans ce contexte de défiance généralisée, des initiatives positives, comme la création récente de l’agence Viginum, courent le risque d’être interprétées comme la mise en place d’un dispositif de surveillance de masse ou de propagande, par manque de culture informationnelle.
Les Français ne sont pas encore prêts à prendre le pas de la guerre informationnelle. Si le concept de guerre économique leur est désormais devenu familier, ils peinent encore à comprendre que nous soyons la cible d’offensives dans le domaine de l’information et de la connaissance.
Un travail d’explication et de pédagogie du grand public est donc nécessaire, pour le convaincre de la nécessité et de la licéité éthique et morale du combat informationnel. Face à des acteurs autoritaires prêts à relever chacune de nos contradictions entre nos principes et nos pratiques pour affaiblir nos structures sociales et notre légitimité, nous ne pouvons pas nous permettre de déroger à nos valeurs de société ouverte. Notre force est de jouer sur la transparence de l’information face à des Etats autoritaires.
D’autre part, la connaissance joue un rôle majeur dans un contexte de guerre économique systémique. Même nos alliés anglo-saxons ou allemands, par exemple, n’hésitent pas à profiter de notre naïveté pour lancer des attaques informationnelles contre nos intérêts. Ces actions nous font perdre des contrats et donc détruisent des emplois et nuisent à notre prospérité. Il est grand temps de réagir.
C’est pourquoi un travail de communication sur cette forme de conflictualité est impératif. Même si elle doit évidemment se poursuivre, la recherche conceptuelle en France est déjà d’une très grande qualité sur le sujet, notamment grâce aux travaux effectués depuis vingt ans par l’Ecole de Guerre Economique et ses réseaux. L’enjeu est désormais d’amplifier le courant et de familiariser les médias grand public avec ces nouvelles notions, préalable essentiel au développement de capacités nationales efficaces pour répondre à l’enjeu des guerres de l’information.
Nous avons un quart de siècle de recul à la fois pour mesurer l’efficacité d’une intention et juger de sa cohérence. Ce qui pourrait se formuler ainsi : comment a-t-on « scientifiquement » défini la valeur universelle pour en faire une catégorie juridique ? Plus malicieusement : comment des représentants d’États ont-ils parlé au nom de l’humanité ou des générations futures et oublié leurs intérêts nationaux ou leurs revendications identitaires ? Plus médiologiquement : comment une organisation matérialisée (le Comité qui établit la liste, des ONG, des experts qui le conseillent…) a-t-elle transformé une croyance générale en fait pratique ? Comment est-on passé de l’hyperbole au règlement ? De l’idéal à la subvention ?
En venant briser la réputation et l’autorité d’un candidat, en venant saper les fondements du discours officiel et légitime d’un État, les fake news et autres logiques de désinformation, viennent mettre au jour l’idée d’un espace public souverain potentiellement sous influence d’acteurs exogènes.
Nos sociétés de l'information exaltent volontiers la transparence. En politique, elle doit favoriser la gouvernance : plus d'ententes clandestines, de manoeuvres antidémocratiques obscures, d'intérêts occultes, de crimes enfouis. En économie, on voit en elle une garantie contre les défauts cachés, les erreurs et les tricheries, donc un facteur de sécurité et de progrès. Et, moralement, la transparence semble garantir la confiance entre ceux qui n'ont rien à se reprocher. Dans ces conditions, il est difficile de plaider pour le secret. Ou au moins pour sa persistance, voire sa croissance. Et pourtant...
L’image de citadelle assiégée renvoyée par Madrid au moment de la crise catalane soulève de nombreuses questions, et interroge sur la propension que peuvent avoir certains acteurs politiques à tendre vers des logiques d’exception au nom d’une lutte contre une menace informationnelle et/ou pour défendre un système démocratique en proie à de prétendues attaques exogènes.