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OSI a passé au crible plus de 170k articles publiés par Sputnik, afin d’évaluer son influence et décrypter les stratégies qu’il met en oeuvre.
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OSI a passé au crible plus de 170k articles publiés par Sputnik, afin d’évaluer son influence et décrypter les stratégies qu’il met en oeuvre.
L’activité éditoriale des médias russes que sont RT et Sputnik constitue depuis plusieurs années un sujet d’intérêt majeur pour tous ceux qui sont amenés à s’intéresser aux questions de cadrage et de manipulation de l’information. Ce champ de recherche a vu son intérêt redoubler du fait d’une politisation et d’une mise à l’agenda manifestes de la part de l’exécutif français qui, à la suite des élections américaines de 2016 et du référendum sur le Brexit tenu quelques mois auparavant, s’est montré particulièrement sensible à la question de l’ingérence russe dans la vie politique hexagonale, après un scrutin au printemps 2017 marqué par de nombreux cas d’opérations d’influence et autres cyberattaques, ayant notamment ciblé La République en Marche (LREM).
Le 29 mai 2017, dans le cadre de la visite en France de Vladimir Poutine, Emmanuel Macron, à l’occasion de la conférence de presse commune rassemblant les deux chefs d’État au château de Versailles est ainsi revenu sur l’action de Sputnik et de Russia Today (RT) dans le cadre de la campagne électorale française qui venait à peine de se clore. Pour le Président français, ces deux médias russes, proches du Kremlin, se sont comportés ni plus ni moins que comme des “agents d’influence”, et aucunement comme comme des “organes de presse”. Les accusations vont même plus loin, puisque Sputnik et RT sont accusés d’avoir répandu de la “propagande mensongère” et des “contre-vérités infamantes”.
“En vérité, Russia Today et Sputnik ne se sont pas comportés comme des organes de presse et des journalistes, mais comme des organes d’influence, de propagande et de propagande mensongère, ni plus ni moins. Quand des organes de presse répandent des contre-vérités infamantes, ce ne sont plus des journalistes, ce sont des organes d’influence”.1Douet, Eléanor. « Que sont RT et Sputnik, que Macron accuse d’être des organes de propagande ? », RTL, 30 mai 2017
Éléanor Douet au micro de RTL
Un an et demi plus tard, le 31 décembre 2018, après une séquence marquée par l’émergence sur le devant de la scène médiatique et politique du mouvement des “Gilets jaunes”, Emmanuel Macron, dans son adresse aux Français à l’occasion des vœux pour l’année 2019 exprime, en premier lieu, un vœu de vérité.2« Vœux 2019 aux Français ». elysee.fr
“Le vœu de vérité, c’est aussi celui qui doit nous conduire, afin de demeurer une démocratie robuste, à mieux nous protéger des fausses informations, des manipulations et des intoxications” et le Président de la République, un peu plus loin, de souligner que “partout en Europe montent les partis extrémistes tandis que les interventions de puissances étrangères étatiques et privées se multiplient”.
Quelques semaines après ces voeux, faisant le bilan du mouvement des gilets jaunes, Emmanuel Macron constatait encore que “les gens qui sont surinvestis sur les réseaux sont les deux extrêmes”, notant que “ce sont des gens qui achètent des comptes, qui trollent”, et pointait à travers eux la responsabilité de “Russia Today, Sputnik, etc.”3 Beretta, Emmanuel. « Macron : « Éric Drouet est un produit médiatique » », Le Point, 1er février 2019.
Le supposé basculement dans l’ère des “fake news”, de la post-vérité et dans la manipulation à grande échelle, notamment via les réseaux sociaux, a été concomitant d’une emphase mise, de manière récurrente, sur les menées informationnelles russes dans les écosystèmes informationnels occidentaux, et tout particulièrement lors des phases critiques des processus électoraux. Au point que, et au risque de forcer le trait à outrance, on pourrait en venir à se demander si dans cette bascule, dont tant l’effectivité que la pertinence demeurent naturellement sujettes à caution, Sputnik et RT n’en sont pas venus à se glisser dans le rôle d’agents provocateurs particulièrement efficaces. Après tout, il n’est qu’à regarder la médiatisation de la supposée ingérence informationnelle de la Russie dans le processus référendaire catalan de l’automne 2017 pour constater que bien souvent, par un schéma synecdotique tendant à prendre la partie pour le tout, les menées informationnelles ainsi décrites, loin d’être le fait de réseaux complexes de bots animés par des IA surpuissantes, sont avant tout réductibles à des traitements de l’information cadrés, biaisés et anormaux de la part des deux médias couramment incriminés. Quoi qu’il en soit, dans ce schéma de basculement qui s’est ouvert depuis la brèche de 2016, Sputnik et RT en sont venus à cristalliser nombre de craintes, dont il convient de discerner ce qui ressort, effectivement, de craintes fondées des constructions chimériques d’artefacts de type “tigres de papier” qui égarent les appréhensions des décideurs des démocraties libérales.
Un média emblématique de la nouvelle diplomatie publique russe
Né en novembre 2014 à la suite de la fusion de la radio La Voix de la Russie et de l’agence de presse RIA Novosti pour former l’agence fédérale d’information Rossija Segodnja, dont il constitue la principale branche4Limonier, Kévin, et Maxime Audinet. « La stratégie d’influence informationnelle et numérique de la Russie en Europe », Hérodote, vol. 164, no. 1, 2017, pp. 123-144., Sputnik est devenu en l’espace de quelques années l’un des symboles les plus emblématiques de la nouvelle diplomatie publique russe. Disposant de plus d’une trentaine de déclinaisons linguistiques, Sputnik a lancé dès 2014 sa version en français, dont le rayonnement ne se limite pas, loin s’en faut, au seul périmètre hexagonal et francophone. La déclinaison francophone de Sputnik s’adresse également à l’ensemble des pays africains de langue français, et ce notamment à travers ses comptes sur les réseaux sociaux.
L’influence prêtée à Sputnik dans le débat public par de nombreux observateurs et notamment par les plus hauts responsables de l’État français est devenue un sujet brûlant dans le débat public hexagonal, qui se confond parfois avec la lutte contre le complotisme5Capitaine Emilia, avec Huyghe, François-Bernard. « Mais qu’est ce qu’est vraiment Sputnik, le site d’information russe accusé par l’Otan de propager de fausses informations en Occident ? », Atlantico, 12 février 2017, et une pomme de discorde entre Paris et Moscou6« Accusations de Macron contre Sputnik: Moscou attend toujours les explications de Paris », Sputnik, 7 février 2019 . Le fait est d’autant plus notable que de nombreux autres médias étrangers en français, pour certains propriétés d’États autoritaires ou de “démocraties illibérales” , cherchent aussi à influencer ou à convaincre la population française sans devenir pour autant un sujet de controverse dans le débat public7 À l’image notamment du média d’influence AJ+, la déclinaison pop, inclusive et “woke” de la pourtant très conservatrice Al Jazeera..
L’explication de ce traitement différencié réside en partie dans la nature et l’intensité de la confrontation symbolique entre l’Est et l’Ouest et dans l’écho qu’elle trouve en France (entre un camp conservateur et/ou eurosceptique, qui coïncide en partie avec les deux extrêmes, et un camp libéral et atlantiste8Vanderbiest, Nicolas. « Quelle est l’influence russe sur la campagne présidentielle française ? », Reputatio Lab, 20 avril 2017), auquel répondent des enjeux géopolitiques majeurs, opposant la Russie et la France et ses alliés (en Europe de l’Est, en Afrique subsaharienne ou encore au Proche-Orient). Celle-ci se trouve par ailleurs renforcée par la dimension mondiale du phénomène qui permet des comparaisons internationales. L’attention dont font l’objet les médias russes procède par ailleurs d’une réactivation des craintes de la guerre froide liées à une supposée “stupéfiante efficacité de la propagande russe”9Capitaine Emilia, avec Huyghe, François-Bernard. « Mais qu’est ce qu’est vraiment Sputnik, le site d’information russe accusé par l’Otan de propager de fausses informations en Occident ? », Atlantico, 12 février 2017. Ces différentes explications ont en commun d’expliciter le contexte de réception des contenus de Sputnik. A l’exception de la dernière, qui se limite à éclairer le sous-jacent psychologique des réactions suscitées par le média russe, celles-ci peuvent se permettre de faire l’impasse d’une analyse du contenu publié par ce média dans sa globalité, en se focalisant uniquement sur quelques exemples de choix. Si cette approche, qui emprunte au travers dit du cherry picking, a le mérite de la simplicité au regard de l’immensité de la tâche que représente l’analyse de corpus d’articles conséquents, cette démarche peut susciter des angles morts dans l’analyse, dont peuvent découler des biais de perception préjudiciables à la bonne compréhension de ce que publie réellement Sputnik. Si la valorisation de la Russie selon une logique de nation branding, tout comme la publication de contenus relevant d’un “soft power agressif” transparaissent évidemment à travers la ligne éditoriale de Sputnik, celles-ci ne sauraient à elles-seules épuiser la complexité d’un tel objet médiatique. Elles répondent du moins à une fonction de “propagande classique”, consistant à offrir “une vitrine authentique de son système sur lequel les malheureux étrangers soumis à la censure seraient mal informés”, et à une “fonction dénonciation” en “favorisant l’opposition idéologique dans une zone sous influence adverse” – selon une typologie des fonctions remplies par les médias d’Etat développée par François-Bernard Huyghe.10Huyghe, François-Bernard. « Médias d’État : « Pour convaincre, il faut comprendre les codes culturels de la cible » (F-B. Huyghe) », Observatoire stratégique de l’information, 14 août 2020.
Une ligne éditoriale polyphonique La ligne éditoriale peut-être définie comme le produit de toutes les décisions prises au sein d’une rédaction (tant par la hiérarchie que par les journalistes qui la composent) pour se conformer à une série de principes idéaux, auxquels l’ensemble des contenus publiés par le média devraient pour partie ou en totalité se conformer (en termes de tonalité, de thématique ou encore de parti pris).
En ce qui concerne Sputnik, c’est le caractère foisonnant de sa production qui ressort d’une analyse qualitative. Baptiste Campion, chercheur à l’Université catholique de Louvain, insiste dans un article publié dans la Revue Nouvelle en 2017 sur “le patchwork confusionniste et relativiste non hiérarchisé” qui la caractérise. Il note de la part du média une tendance consistant “à multiplier les versions sur un évènement donné, quitte à se contredire allègrement d’un article à l’autre” concernant par exemple le vol MH17, abattu au-dessus de l’Ukraine par un missile sol-air, dont l’Australie et les Pays-Bas notamment imputent la responsabilité à la Russie11 « Crash du vol MH17 : les Pays-Bas traduisent la Russie devant la CEDH », Agence France Presse, 10 juillet 2020. “On pourrait penser que ces publications multiples et contradictoires se limitent aux questions à enjeu géopolitique, afin de « noyer le poisson ». Il faut constater que cette façon de faire est loin d’être limitée à cela : tous les sujets, de l’alimentation aux civilisations antiques en passant par l’astrophysique ou les faits divers sont traités de la même manière”12Campion, Baptiste. « Rester libre dans un marché informationnel confus », La Revue Nouvelle, vol. 1, no. 1, 2017, pp. 2-5.. Dans les travaux consacrés à Sputnik, cette foisonnance apparaît poursuivre a minima trois objectifs stratégiques :
- Le premier, d’ordre idéologique, consiste à profiter de la crise de confiance des opinions publiques occidentales à l’égard des autorités publiques et des grands médias pour gagner de nouvelles audiences, et de participer à l’entretenir par une posture radicalement relativiste à l’égard des “vérités officielles”. “Toutes les nouvelles qui se succèdent sont présentées comme des hypothèses égales dans un monde incertain caractérisé par le mensonge généralisé des élites et des médias (occidentaux)”, souligne Baptiste Campion. Cet axe s’inscrit à la fois dans une fonction de dénonciation en “donnant une voix à ceux qui critiquent le pouvoir”, mais aussi dans une “fonction contraste” visant à offrir à “un public soumis à une sorte d’unanimité de ses médias nationaux, l’occasion de découvrir d’autres contenus pour l’attirer et marquer sa différence”13Huyghe, François-Bernard. « Médias d’État : « Pour convaincre, il faut comprendre les codes culturels de la cible » (F-B. Huyghe) », Observatoire stratégique de l’information, 14 août 2020.
- Le deuxième est d’ordre technique. La publication d’articles diversifiés sur des sujets populaires ou adoptant des thèmes insolites vise à générer le maximum de clics, y compris sur des contenus non-stratégiques, afin de gagner en visibilité de manière globale. Dans un chapitre consacré à la “Russie :”l’espace informationnel » comme terrain de conflictualité » au sein de l’ouvrage collectif Les guerres de l’information à l’ère numérique (PUF), Maxime Audinet et Céline Marangé soulignent que “les stratégies de référencement agressives pratiquées par [Sputnik et RT], notamment par un recours décomplexé au clickbait, leur donnent une visibilité accrue sur les principaux moteurs de recherche”. Cette stratégie est amplifiée par ailleurs par le relais de ses contenus par un “écosystème complexe de plusieurs dizaines de comptes [. . . ] où ils servent de ressources à de nombreux acteurs engagés dans la réinformation de l’opinion”. Celle-ci porte ses fruits puisque les deux chercheurs notent que les différents sites de Sputnik et RT sont “particulièrement compétitifs dans le trafic internet mondial” par rapport aux sites d’autres médias publics comme Al Jazeera, Deutsche Welle, RFI ou encore CGTN. Sur Facebook, ces articles postés avec des commentaires comprenant des call to action visent à améliorer la performance globale du média grâce à l’algorithme du réseau social, qui met en avant les contenus engageants dans les timelines des utilisateurs abonnés à la page de Sputnik.14Gérard, Colin. « « Sputnik » : un instrument d’influence russe en France ? », Diploweb, 22 janvier 2017
- Le troisième objectif ressortant des travaux consacrés à Sputnik, enfin, est le “brouillage” de sa véritable ligne éditoriale. L’enjeu serait ainsi de diluer la part des articles stratégiques pour crédibiliser l’idée que le média serait relativement objectif et semer le doute sur son agenda.
Derrière les écrans de fumée
Selon cette dernière logique, deux lignes éditoriales coexisteraient au sein du média :
- La première, destinée à donner le change aux lecteurs, au robot Google et à l’algorithme de Facebook, serait constituée de contenus sur des thèmes très diversifiés (faits divers, reprise de dépêches, actus insolites), parfois sans lien direct avec leur mission initiale de promotion de la Russie, parfois même contradictoires au regard de ce que devrait être sa ligne éditoriale. Leur dénominateur commun, au-delà du soft power, serait le relativisme et la remise en cause permanente des vérités officielles. Ce positionnement serait autant un facteur différenciant dans un paysage médiatique occupé par de nombreux titres de presse qu’un moyen de toucher des audiences actives sur les réseaux sociaux et politiquement contestataires (notamment situées à l’extrême-droite ou proche du mouvement des Gilets jaunes), qu’il s’agirait de convertir en soutiens à des moments clefs. Chacun de ces contenus se caractériserait par une faible intensité stratégique, que reflèterait leur faible qualité journalistique. Françoise Daucé, directrice d’études à l’EHESS et spécialiste de la Russie, notait en juillet 2017 dans La Revue des Médias, que “les contenus proposés par [les versions françaises de RT et Sputnik] sont relativement pauvres et relèvent d’un journalisme que l’on pourrait qualifier de « basse intensité »”. A l’appui de ce constat, elle soulignait dans le même article que “le site Sputnik publie des articles courts, qui ne sont jamais signés, à l’exception des tribunes d’opinion. Il effectue un travail de synthèse de dépêches d’agence, de contenus issus des réseaux sociaux, de photos”15Daucé, Françoise. « Quand les médias russes s’invitent dans la politique française », La Revue des médias, 4 juillet 2017. Ce constat, qui remonte à il y a près de quatre ans, peut être le signe d’une rédaction dotée de faibles moyens, et pourrait être nuancé par une comparaison avec sa production éditoriale présente. De nombreux articles récents apparaissent en effet aujourd’hui signés par des journalistes spécialisés sur des thématiques précises (Afrique, Russie, Economie, Défense, Enquête. . . ). Quant au bâtonnage de dépêches ou de communiqués, celui-ci est aujourd’hui largement répandu dans la plupart des rédactions de médias web d’actualité pour remonter dans les moteurs de recherche et sur les réseaux sociaux et ne saurait être considéré comme le propre de ce média. Par ailleurs, ces contenus font preuve d’efficacité, puisqu’ils traduisent de la part de ses concepteurs une bonne compréhension du lectorat en langue française et de ses habitudes en matière de consommation de contenus, ce qui constitue un facteur clef de succès pour un média tel que celui-ci.
- La deuxième ligne éditoriale, celle qui servirait ouvertement la propagande russe, serait “brouillée” derrière cet écran de fumée. “Autour des « informations insolites » s’ajoutent des articles sur des sujets bien plus sérieux, qui nous permettent de cerner la ligne éditoriale du média”, souligne Colin Gérard dans un article publié en 2017 sur Diploweb16Voir à ce sujet les articles de la rubrique “insolite” de Sputnik France. “Censés présenter un point de vue « multipolaire », ces articles ne sont en réalité qu’une reprise des narratifs développés par le pouvoir russe” explique-t-il17Gérard, Colin. « « Sputnik » : un instrument d’influence russe en France ? », Diploweb, 22 janvier 2017. Ces contenus tiendraient ainsi à la fois d’une promotion de la Russie (soft power positif), plus ou moins subtile, et/ou d’un appui aux intérêts de la diplomatie russe, en “s’inspirant des principes et des méthodes de la subversion soviétique”18Marangé, Céline.« Les stratégies et les pratiques d’influence de la Russie », Etudes de l’IRSEM n°49, 2017 et en recourant parfois à des fausses informations19Limonier, Kévin, et Maxime Audinet. « La stratégie d’influence informationnelle et numérique de la Russie en Europe », Hérodote, vol. 164, no. 1, 2017, pp. 123-144.
Cette analyse, pour pertinente qu’elle soit pour comprendre le fonctionnement théorique du média, revient cependant à plaquer une grille de lecture exogène sur le contenu produit par Sputnik, qui s’éclairerait uniquement en fonction du contexte et de notre compréhension (nécessairement limitée, en tant qu’observateurs) des intérêts géopolitiques de la Russie. Cette grille de lecture se prête également mal à l’appréhension des variations dans la ligne éditoriale du média, via l’identification notamment de ruptures depuis sa création – en réduisant l’analyse à une succession de focus à l’occasion de “moments stratégiques”, dont les clefs de lecture sont fournies par ailleurs par une compréhension du contexte et répondent à ces deux variables : contenu d’influence ou contenu de “crédibilisation”.
Cette approche suscite un angle mort : tout ce dont nous n’avons pas connaissance sur la base de ces informations, ou qui ne correspond pas à ce que nous croyons savoir de l’idéologie diffusée par Sputnik et par la Russie de manière générale, risque d’être assimilé abusivement à des contenus anecdotiques, et de passer au travers du filtre de l’analyse. En dehors de “moments clefs”, dans lesquels l’intention poursuivie par les initiateurs du média est de nous convaincre de certaines choses, en assénant de manière répétée et cadrée un narratif donné, Sputnik continue quand même de nous parler, sur un autre registre et de sujets multiples. Il n’est pas établi qu’il ne cherche pas à dire quelque chose à certains publics très précis, dans des séquences temporelles où l’intensité stratégique apparaît pourtant moindre, y compris à travers les caractéristiques du contenu publié.
Partir du contenu ne permet pas de recomposer avec certitude la réflexion stratégique qui en est à l’origine, aussi une analyse de ce type ne peut s’abstraire ou s’autonomiser complètement d’une compréhension du contexte de leur publication. Elle permet néanmoins de collecter des indices (récurrence, volumétrie ou encore sémantique), échappant à une analyse qualitative ou à toute connaissance a priori du sujet, et permettent de formuler des hypothèses sur les intentions ayant guidé la production de ces contenus.
A travers l’analyse des articles publiés sur le média, l’enjeu est donc de comprendre et de décoder sa ligne éditoriale. Une telle appréciation ne saurait se limiter à un jugement monolithique, mais doit adopter une grille de lecture dynamique dans le temps tant du point de vue volumétrique, que du point de vue sémantique.
Approche et méthodologie
Contrairement aux travaux déjà réalisés sur les médias russes, et notamment ceux cités dans notre propos liminaire, qui se caractérisent pour l’essentiel par une nette prégnance des enjeux géopolitiques et géographiques, notre intérêt pour ces enjeux est davantage lié à des réflexions portant sur l’évolution de la structuration de l’espace public et de la dissémination d’informations dans la couche sémantique du cyberespace.
Il s’agit, en quelque sorte, de prendre au sérieux l’entreprise d’influence poursuivie par Sputnik en déplaçant la question du “pourquoi” vers celle du “comment” : de se demander non pas à quels principes répond Sputnik ou dans quel cadre de réflexion s’inscrit son action, mais de s’intéresser à la manière dont ce média entend parvenir à ses fins dans l’espace francophone. Pour ce faire, nous avons choisi d’analyser le contenu publié par Sputnik France depuis sa création, à travers l’analyse de ses données et métadonnées pour tenter de comprendre ce que Sputnik cherche à nous dire et surtout de quoi il cherche à nous convaincre.
Réalisée par des non-russophones, cette étude entend se focaliser exclusivement sur la version francophone de Sputnik et sur ses comptes sociaux dans la même langue, pour l’essentiel sa page Facebook. Elle n’entend pas revenir sur l’historique de ce média ou sur les sources russes relatives à la guerre informationnelle, sur lesquelles de nombreuses études ont déjà été réalisées par des chercheurs en géopolitique et en sciences de l’information et de la communication parlant russe et ayant de ce fait accès aux sources originales. Ces travaux sont précieux pour appréhender les contours de cet objet médiatique singulier, et nous nous sommes largement appuyés sur leurs apports.
Notre étude est le fruit d’un travail étalé sur deux deux ans allant de la mise en place d’un protocole particulier de récupération de données, jusqu’à son exploitation. Le cœur de l’étude est articulée autour de l’exploitation d’un corpus de 176 904 articles émis par Sputnik France entre le 1er janvier 2014 et le 31 décembre 2020, dont la répartition éditoriale annuelle se répartit comme suit :
Source: données extraites du site internet de Sputnik France Naturellement, et bien que notre protocole vise à être le plus exhaustif possible, en termes de collectes de données, un tel corpus, bien que massif, ne saurait prétendre à une quelconque forme d’exhaustivité. De manière générale, dans le champ des humanités numériques l’exhaustivité est au mieux un mirage, au pire un écueil inhibant desquels il convient de se détourner, sous peine de ne jamais être en possession du corpus idéal.
La synthèse de l’activité éditoriale de Sputnik20Dans un souci d’éviter les répétitions disgracieuses, venant inutilement surcharger notre propos, nous nous référerons dans la suite de l’article à Sputnik pour évoquer l’activité éditoriale de Sputnik France, sur le site internet du média, ainsi que sur ses réseaux sociaux. Lorsque nous mentionnerons d’autres entités linguistiques et géographiques faisant partie du réseau international de Sputnik, nous le mentionnerons expressément, et ce afin d’éviter toute forme de méprise ou de confusion. présentée dans le tableau ci-dessus donne à penser que notre récupération est relativement exhaustive sur la période étudiée, à savoir entre 2014 et 2020. Cet ordre de grandeur est, au demeurant, confirmé par les différents focus volumétriques que nous avons, en parallèle, effectués sur le média via des services spécialisés, à l’image notamment de la solution SaaS Buzzsumo21À titre purement informatif, Buzzsumo indique qu’au cours des deux dernières années, à savoir donc entre mars 2019 et mars 2021, Sputnik a mis en ligne 46.123 articles. Des chiffres qui renforcent donc la cohérence du corpus constitué via notre approche de récupération ad hoc de données.. Caractéristiques techniques Pour mener à bien la phase de récupération de données, nous avons codé un scraper dédié, à même d’itérer sur la requête suivante :
https://fr.sputniknews.com/search/?query=+
En effet, la création d’une requête vide sur le site de Sputnik permet d’accéder directement à l’ensemble des articles publiés et qui sont classés de manière antichronologique. Une telle approche n’est pas forcément toujours réplicable, puisque nombre de sites ne renvoient aucune information lorsqu’une requête vide est passée, nécessitant dès lors la création de requêtes davantage sophistiquées, allant de l’utilisation de stop words, ou mots vides, jusqu’à la création de dictionnaires dédiés.
https://francais.rt.com/recherche?q=+
À titre de comparaison, et pour prendre un exemple proche de notre objet d’étude, sur le site de RT France, cette même requête ne renvoie aucun résultat. Afin de récupérer l’ensemble des articles publiés par RT, il faudrait donc recourir à une approche plus développée, fondée notamment sur l’analyse des patterns qui se répètent dans les articles du site, à l’image, par exemple, de la formule “lire aussi” située à la fin des articles du site.
D’un autre côté, l’agencement de l’information sur le site de Sputnik ne facilite pas forcément le scraping de données. En effet, contrairement à RT France où le contenu est accessible via du long scrolling, sur Sputnik il faut cliquer sur un bouton du type “Plus d’info” pour obtenir 20 articles supplémentaires.
En l’absence d’API, comme c’est le cas sur la plupart des médias aujourd’hui, nous avons donc eu recours à du scraping de données en utilisant les packages RSelenium et rvest. Selenium est un outil d’automatisation qui permet de piloter un navigateur web, comme Firefox ou Chrome par exemple, via du code. Selenium est notamment nécessaire si l’on souhaite scraper un site internet qui nécessite de cliquer sur des boutons sans que cela ne redirige vers une autre page.
Selenium va donc permettre de reproduire une activité humaine sur un site internet et ainsi de faciliter la récupération du code source des pages consultées. Pour sa part, un package comme rvest permet de récupérer des éléments spécifiques du code source (titres, paragraphes, chapô, dates ou encore des liens hypertextes) sur la base d’une récupération ciblées au niveau des balises html ou des xpath.
Enjeux légaux
Outre les enjeux et caractéristiques techniques de cette étude, il convient également d’aborder la dimension juridique et légale d’une telle entreprise. Si le scraping n’a rien d’illégal, des outils comme Selenium étant d’ailleurs originellement créés pour faire du testing poussé de site internet, afin, pour les développeurs, de simuler à la chaîne le comportement d’utilisateurs et ainsi mettre au jour d’hypothétiques failles, l’utilisation que nous faisons de Selenium, couplé à rvest, revêt une autre finalité.
Si l’on considère le scraping comme une forme de copie d’un site internet, dès lors que l’on automatise la récupération à la chaîne de codes sources notre démarche est potentiellement contraire aux mentions légales du site de Sputnik que nous reproduisons ci-dessous :
L’ensemble des éléments figurant sur le Site (textes, graphismes, photographies, images, plans, noms, logos, marques, créations et œuvres protégeables diverses, bases de données, déposés ou non, etc.) ainsi que le Site lui-même, sont protégés par les dispositions du Code de la Propriété Intellectuelle et, hors de France, de la protection du droit d’auteur dans tous les états signataires de la Convention de Berne.
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Toute demande concernant l’utilisation des éléments contenus dans le site doit être adressée à feedback.f [email protected]
Le terme » Sputnik » est une marque française déposée et dument enregistrée.
Cependant, les données que nous avons récupérées sont mises en base et n’ont pour seule finalité que des enjeux de recherche en sciences de l’information et de la communication (SIC). Elles n’ont aucunement vocation à être publiées telles quelles, bien qu’il puisse être, dans l’absolu, intéressant de proposer de tels corpus afin que d’autres acteurs du monde de la recherche puissent reproduire, et ainsi valider ou contredire, les éléments présentés dans cet article.
Sputnik sur les réseaux sociaux
Les ressorts statistiques de la dynamique de Sputnik sur Facebook
Sur l’ensemble du réseau Sputnik, la page Facebook française occupe la troisième position en termes de nombre d’abonnés. Ce positionnement dans le classement global de la déclinaison française de Sputnik est, à lui seul, source de nombreuses hypothèses. Si, naturellement les demi-million d’abonnés que compte la France dépasse très certainement les seules limites de la France, et doit nécessairement capter des pans entiers de groupes d’utilisateurs francophones, force est de constater que l’intitulé de la page est moins axé sur le déterminant linguistique que géographique. Après tout, Sputnik dispose bien de déclinaison par périmètre linguistique, après Sputnik Arabic et Sputnik Mundo. Dès lors, il s’avère intéressant d’essayer de déterminer comment s’est construite une telle audience dans le temps et, surtout, quels sont les ressorts, pour l’essentiel éditoriaux, qui ont contribué à ce succès.
Comme l’indique le graphique ci-dessus, réalisé à partir des données accessibles via CrowdTangle22CrowdTangle Team (2021). CrowdTangle. Facebook, Menlo Park, California, United States., un service de Facebook, Sputnik a multiplié son audience sur Facebook par plus de deux entre 2016 et 2020. Si la dimension exclusivement organique de cette acquisition d’abonnés peut être questionnées, que ce soit via le recours hypothétique à des campagnes de paid ou bien par l’utilisation de pratiques plus dark d’acquisitions d’abonnés, il n’en demeure pas moins que ces performances tendent à illustrer la force de frappe croissante de Sputnik.
Si le taux d’évolution annuelle du nombre d’abonnés sur la page est sensiblement constant entre 2018 et 2019, une surperformance notable est observable en 2020, ce qui donne à penser que pour Sputnik, le contexte global induit par la crise sanitaire a constitué un terreau favorable au développement de l’audience du média sur Facebook.
Afin d’avoir une vision plus fine des différentes séquences d’acquisition, nous avons, dans le graphique ci-dessous, représenté l’évolution mensuelle du nombre d’abonnés sur la page, en ajoutant, lorsque des ruptures notables apparaissent, les données d’évolution.
En 2017, nous constatons notamment que Sputnik connaît une accélération importante de son nombre de nouveaux abonnés dans la période qui correspond à la tenue en France de l’élection présidentielle :
- Entre février et mai 2017, le média connaît ainsi une augmentation de 8% de son audience ;
- Entre mars et avril, période durant laquelle le campagne a battu son plein, ce taux d’évolution est de 4%.
En 2018, Sputnik profite également de la cristallisation du mouvement des “Gilets jaunes” avec une évolution de 6%, entre octobre et décembre, de la communauté Facebook du média.
Si l’année 2019 ne fait pas apparaître de phases d’accélération saillantes, ce qui se retrouve dans le taux d’évolution annuel le plus bas sur la période étudiée à 16.70% par rapport à l’année précédente, la situation est tout autre en 2020. Le média connaît une première rupture de tendance entre février et mars, qui correspond à la bascule de la situation épidémique et sanitaire dans le pays, avec une hausse de 5% de la communauté Facebook sur la période. Entre septembre et décembre 2020, période marquée par le reconfinement du pays, l’émergence de la thématique vaccinale et l’existence de controverses protéiformes relatives notamment à la gestion par l’exécutif de la crise, Sputnik voit son audience connaître une progression de 8%.
En s’intéressant de plus près au comportement d’une série de variables dans le temps, et notamment de leur comportement par rapport à une moyenne de référence, il semble apparaître que le seul critère de l’activité éditoriale de Sputnik sur le réseau social, ne saurait expliquer les ruptures de tendance observées dans l’acquisition d’audience.
En d’autres termes, et comme nous pouvons le constater avec le graphique ci-dessus, les phases d’activités de Sputnik sur Facebook supérieures à une moyenne annuelle de référence, ne correspondent que de manière imparfaite aux dynamiques observées supra concernant l’évolution du nombre de membres sur la page.
Si, en 2017, nous constatons que Sputnik a, bel et bien, connu une rupture manifeste de son activité éditoriale sur le réseau social, entre février et mars, renforcée par la suite en avril, cela n’est pas toujours le cas sur les autres phases saillantes préalablement mises au jour.
A contrario, à l’hiver 2018, période où, comme nous avons pu le voir, Sputnik est pourtant parvenu à réaliser de solides performances en termes de nouveaux abonnés, il serait faux de dire que le média a profité de la crise des Gilets jaunes pour publier beaucoup plus sur sa page Facebook. Au contraire, les mois de novembre et de décembre de cette année se caractérisent par une activité éditoriale inférieure à la moyenne.
Cette absence de corrélation, ou a minima l’existence d’une corrélation erratique et imparfaite, entre l’acquisition d’abonnés sur la page et l’activité éditoriale, invite à tester d’autres variables explicatives.
À cet égard, l’analyse des commentaires suscités par les publications organiques émises par Sputnik tend à mettre au jour un parallélisme manifeste avec les dynamiques observées en termes d’acquisition d’abonnés. Par rapport à février 2017, le mois d’avril se caractérise par une augmentation de 180% du nombre de commentaires suscités ce qui, indéniablement, donne à penser que les publications de Sputnik relatives à la campagne présidentielle française ont donné lieu à des réactions nourries de la part des utilisateurs du réseau social.
Même constat en 2018 où, émergence du mouvement des Gilets jaunes oblige, le nombre de commentaires suscités explose littéralement avec une hausse de 233% entre novembre et octobre. Un schéma similaire, d’une amplitude cependant inférieure, peut être observé entre juin et juillet 2019, avec pour ce dernier mois une augmentation de 57% des commentaires suscités. En cause notamment, une médiatisation accrue de la part de Sputnik de l’activisme des “Gilets jaunes” au début de l’été, avec notamment les actions entreprises le 14 juillet.
L’année 2020 renforce également ce constat, avec des hausses significatives du nombre de commentaires suscités qui correspondent aux phases de montée en puissance de la pandémie de Covid-19 et de cristallisation du débat public sur ce sujet en France et dans le monde. Le mois de mars se caractérise ainsi par une augmentation de 90% du nombre de commentaires postés sous les publications de la page, tandis qu’entre août et octobre de la même année, le nombre de commentaires suscités est en hausse de 89%.
De quoi donner à penser que, si l’activité éditoriale brute ne constitue pas un facteur explicatif suffisant pour rendre compte de l’évolution de la communauté Facebook de Sputnik, le paramètre relatif au nombre de commentaires suscités, quant à lui, revêt une significativité accrue qu’il convient de tester plus en avant.
De manière non surprenante, du fait de l’overlap existant, en partie, entre ces deux paramètres, l’évolution du nombre d’interactions sur la page Facebook, présentée dans le graphique ci-dessus, tend également à mettre au jour l’existence d’un paramètre explicatif de l’évolution de la communauté de Sputnik.
Ces différentes constations réalisées, nous pouvons dès lors étudier plus en avant les liens unissant ces différentes variables avec l’évolution de la page.
Pour ce faire, nous avons créé un tableau résumant, mois par mois, les taux d’évolution par rapport à m-1 des paramètre suivants :
- Nombre de membres ;
- Nombre d’interactions ;
- Nombre de posts émis ;
- Nombre de photos émises ;
- Nombre de vidéos émises ;
- Nombre de commentaires suscités.
Une fois ces différentes données obtenues, toujours dans notre phase de prétraitement, nous avons décidé de les normaliser afin de réduire la complexité des modèles testés. La normalisation est un procédé nécessaire dans ce type de travaux afin de redimensionner les variables explicatives numériques, ici nos différents taux d’évolution, et surtout de permettre de comparer ces dernières sur la base d’une échelle commune. Sans cette opération, les disparités qui prévaudraient rendraient la modélisation au mieux inefficiente, au pire complètement erronée.
Ce travail de prétraitement finalisé, nous avons réalisé six régressions linéaires du type :
- “Évolution du nombre d’abonnés” ~ “évolution du nombre d’interactions” ;
- “Évolution du nombre d’abonnés” ~ “évolution du nombre de commentaires suscités” ;
- “Évolution du nombre d’abonnés” ~ “évolution du nombre de posts émis” ;
- “Évolution du nombre d’abonnés” ~ “évolution du nombre de photos émises” ;
- “Évolution du nombre d’abonnés” ~ “évolution du nombre de vidéos émises”
Le résultat de cet exercice de modélisation est restitué ci-dessus, avec six graphiques présentant les droites de régression linéaire pour les différents tests réalisés. Il apparaît assez nettement que le nombre de photos, le nombre de liens ainsi que le nombre de posts émis n’ont aucun impact sur l’évolution mensuelle du nombre d’abonnés.
À contrario, l’existence d’un lien entre le nombre d’interactions suscitées, le nombre de vidéos émises et le nombre de commentaires suscités et l’évolution du nombre d’abonnés tend à être souligné.
Ces enseignements sont importants car cela conduit, en partie, à écarter l’explication d’un gonflage artificiel de la communauté soit via l’achat de faux abonnés, soit en ciblant délibérément via des campagnes de sponsoring des utilisateurs au clic réputé être prétendument plus facile (par exemple des audiences y compris non francophones dans certains pays asiatiques ou africains).
Ce constat est renforcé par l’analyse des résultats du modèle linéaire, qui mettent en avant la significativité des paramètres interactions et vidéos publiées. De quoi, à nouveau, renforcer l’idée que les phases d’évolutions saillantes de la communauté Facebook de Sputnik sont liées à des actions purement organiques. En l’espèce, les différents chiffres issus des modélisations réalisées jusque-là permettent d’esquisser un schéma abstrait d’acquisition d’audience sur Sputnik : des vidéos cadrées et anglées sont réalisées par Sputnik, sur une fréquence relativement soutenue. Ces dernières suscitent des commentaires et des interactions ; c’est d’ailleurs le propre de ce format, considéré comme étant l’un des plus engageants en community management. Ces engagements, nombreux, permettent par la suite d’augmenter organiquement la visibilité des publications grâce aux caractéristiques de l’algorithme de Facebook. Ces réactions en chaîne permettent de toucher de nouvelles audiences qui, intéressées par le format vidéo proposé par Sputnik, choisissent de s’abonner à la page.
À noter, pour revenir sur notre travail de modélisation, que si le modèle linéaire tend finalement à accorder une importante et une significativité moindre à la variable du nombre de commentaires, une analyse par corrélogramme permet de quelque peu nuancer ce constat, et de garder cette dernière au rang des critères explicatifs, bien que ces derniers ne sauraient prétendre être les seuls, de l’évolution du nombre d’abonnés sur la page.
En effet, une analyse par corrélogramme permet d’évaluer et de tester plus en avant la significativité des variables et des corrélations. Il en ressort que l’évolution du nombre de membres est impactée significativement par l’évolution du nombre d’interactions suscitées, du nombre de vidéos publiées ainsi que du nombre de commentaires reçus.
En utilisant une fonction permettant de tester plus en avant la significativité de l’influence de chaque paramètre il ressort notamment que :
Évolution membres ~ Interactions | Évolution membres ~ Commentaires | Évolution membres ~ Vidéos | Évolution membres ~ Posts | Évolution membres ~ Photos |
---|---|---|---|---|
0.0000098 | 0.0001627 | 0.0148105 | 0.1043888 | 0.8362185 |
Source: sur la base d’une analyse par corrélogramme |
Ces différents éléments qui, à dessein laissent de côté les thématiques et autres ressorts narratifs constitutifs des publications Facebook de Sputnik, permettent d’appréhender les mécanismes qui régissent la dynamique de la page de Sputnik. Ils permettent d’évacuer certaines hypothèses, notamment celles qui rendraient raison des centaines de milliers d’abonnés par des pratiques majoritairement darks (paid ou achat de likes), pour au contraire souligner la vie organique dense de la page. Cette insertion organique est, à n’en pas douter, un enseignement lourd de conséquence.
Ces résultats en termes de performances communautaires s’expliquent également, selon nous, par une professionnalisation accrue, au fil du temps, des techniques et stratégies d’animation de communautés de la part du média.
Une animation professionnelle de la page Facebook de Sputnik
Comme nous pouvons le constater avec les deux graphiques ci-dessus, le premier restituant la volumétrie du nombre de publications hebdomadaires sur la page Facebook de Sputnik et le second s’intéressant, quant à lui, à l’activité éditoriale sur le site internet de Sputnik, l’alignement entre les deux espaces n’est intervenu que de manière graduelle et progressive.
En juxtaposant les deux courbes, après avoir normalisé les données d’activité éditoriale, il ressort ainsi qu’entre 2017 et début 2019, les deux espaces ne fonctionnent pas de manière harmonieuse. Tous les articles publiés par Sputnik ne sont pas poussés sur Facebook.
À contrario, depuis 2019, nous observons un véritable alignement en termes d’activité éditoriale. Cette convergence, proche d’une forme de juxtaposition parfaite, peut être appréhendée comme la transcription statistique tout à la fois d’une montée en puissance sur Facebook de la part de Sputnik, et par ricochet d’une professionnalisation accrue de l’utilisation du réseau social.
Comme l’indique le graphique ci-dessus, au fil du temps, et de manière quasiment linéaire, nous assistons à une utilisation de la page Facebook de la part des équipes de Sputnik de plus en plus systématique. Si en 2016, prévalait encore, comme nous l’avons vu, une forme quelque peu erratique de relais sur la page Facebook, de sorte que tous les articles mis en ligne par le média n’étaient pas nécessairement systématiquement publiés sur Facebook, la situation évolue, année après année, en faveur d’un alignement quasi parfait. En témoigne les clusters pouvant être relevés en 2019 et, surtout, en 2020, qui plaident donc en faveur d’une professionnalisation accrue de l’utilisation des réseaux sociaux. Ce graphique constitue donc l’un des exemples les plus probants du mouvement conjoint de professionnalisation et de rationalisation des assets stratégiques de Sputnik.
En pure hypothèse, il est possible d’envisager que cet alignement croissant au fil du temps s’explique par le recrutement de profils dédiés, de type community manager, pour assurer le meilleur continuum entre l’émission d’articles et leur relais sur la page Facebook du média.
Sputnik, aux sources du média
Analyse de l’activité éditoriale au fil du temps
Sur la base des différents enseignements issus de l’analyse de la page Facebook de Sputnik, il s’avère nécessaire de remonter directement à la source des publications émises, et donc de s’intéresser à l’activité éditoriale du site internet lui-même.
L’analyse du graphique ci-dessus souligne qu’à l’exception de certaines phases de rupture de tendance nettes, notamment au second semestre 2015, ainsi qu’au début de l’année 2019, l’activité éditoriale sur le site de Sputnik est relativement stable. Si en moyenne, et sur la période étudiée, 483 articles sont publiés de manière hebdomadaire, nous ne relevons pas de grands écarts par rapport à cette moyenne à l’exception d’avril 2017.
Dans un souci d’identification plus poussée des journées saillantes de Sputnik, tout particulièrement en termes d’activité éditoriale, nous pouvons réaliser un graphique à la lisière entre le format de type calendrier et la heat map, ou carte de chaleur.
Afin de faire ressortir ces différentes séquences quotidiennes, nous avons calculé, pour chaque année, la moyenne quotidienne des articles mis en ligne sur le site du média. Sur la base des moyennes ainsi obtenues, nous avons représenté avec une colorimétrie allant du gris au rouge les journées où l’activité éditoriale de Sputnik est supérieure (ou égale) à 25% par rapport à la moyenne annuelle.
Ce chiffre de 25% a été arrêté à la suite d’une série de tests itératifs ayant permis d’appréhender les ruptures de tendances éditoriales les plus évocatrices. S’il relève quelque peu de l’arbitraire, nous aurions très bien pu choisir de mettre le curseur plus bas, ou plus haut, il constitue malgré tout un niveau intéressant pour mesurer les ruptures de production de contenus par rapport au rythme moyen habituel sur le média.
2015 | 2016 | 2017 | 2018 | 2019 | 2020 |
---|---|---|---|---|---|
13 janvier | 22 mars | 18 janvier | 20 juillet | 11 janvier | 13 février |
14 janvier | 2 juin | 17 avril | 22 août | 1er mars | 14 février |
15 janvier | 14 juin | 23 avril | 29 août | 19 septembre | 15 mai |
20 janvier | 19 juillet | 24 avril | 4 septembre | 11 octobre | 22 mai |
21 janvier | 20 juillet | 25 avril | 6 septembre | 14 octobre | 28 mai |
22 janvier | 18 août | 26 avril | 24 septembre | 17 octobre | 10 juin |
23 janvier | 21 octobre | 2 mai | 25 septembre | 29 octobre | 30 juin |
26 janvier | 24 octobre | 7 mai | 27 septembre | 30 octobre | 2 juillet |
27 janvier | 25 octobre | 2 novembre | 28 septembre | 31 octobre | 1er septembre |
28 janvier | 9 novembre | 3 novembre | 2 octobre | 18 novembre | 10 septembre |
Focus sur les principales journées d’activité de Sputnik
Sur la base de cette mise au jour des principales dates, il est possible d’extraire pour chaque année les 10 principales journées. À des fins de lisibilité, nous avons listé ces dernières dans le tableau ci-dessus. Cependant, tirer parti de ces différentes dates n’est pas une tâche aisée, dans la mesure où cela impliquerait de réaliser cinquante focus dédiés, et par-là même de traiter exactement 5.603 articles. Une telle démarche nécessiterait une étude centrée uniquement sur l’analyse qualitative de ces différentes dates et qui se concentrerait sur l’analyse et la restitution de ces différentes moments clés.
À la logique qualitative, nécessairement plus fine et précise, nous avons dès lors choisi de substituer une approche de type probabiliste. À cet effet, nous avons utilisé une méthode d’analyse sémantique, basée sur le package R tidylo notamment développé par Julia Silge, dont les travaux portant sur l’analyse textuelle et la modélisation ont inspiré nombre des analyses de cette étude23Silge, Julia. « Introducing Tidylo ». Julia Silge, 8 juillet 2019 24Silge, Julia. « Build a TidyTuesday Predictive Text Model for The Last Airbender ». Julia Silge, 11 août 2020 qui permet, pour le présenter de manière très succincte, d’identifier pour chaque point d’entrée les items, ici sémantiques, qui lui sont le plus associés. Pour présenter de manière schématique le procédé, les fonctions de ce package et notamment bind_log_odds(), permettent sur la base des corpus textuels A et B de mettre au jour les items qui ont davantage de probabilité d’être utilisés dans l’un ou l’autre des corpus. Cette mesure statistique et probabiliste de type weighted log odds est assez proche de la méthode de pondération par term frequency-inverse document frequency, très utilisée également pour faire ressortir les caractéristiques propres à un document, par rapport à l’ensemble de documents agrégés composant le corpus d’étude donné.
Contrairement à l’exemple volontairement simpliste présenté ci-dessus, nous avons donc appliqué ce procédé sur un corpus avec 50 entrées distinctes, avec pour chacune en moyenne 93 titres d’articles de Sputnik. Si les risques en termes de réduction de la pertinence des résultats sont nécessairement à prendre en compte dès lors que l’on change ainsi d’échelle, les résultats obtenus s’avèrent être dans l’ensemble probants.
Quoi qu’il en soit, cette approche permet, en un laps de temps resserré, soit en quelques minutes contre plusieurs heures, voire journées, nécessaires pour exploiter un corpus de plusieurs milliers d’articles, d’identifier les items qui permettent très vite d’associer une date à un évènement marquant.
Les différents panneaux du graphique ci-dessus représentent les items dont on peut estimer qu’ils ont le plus de probabilité d’être associés aux journées avec des pics d’activité éditoriale de la part de Sputnik. Cela nous permet donc d’avoir un aperçu des ressorts éditoriaux du média et, par ricochet, des thématiques qui, au niveau de la rédaction, de manière consciente ou inconsciente, peuvent donner lieu à des accélérations significatives du flux de contenus produit par Sputnik.
Des choix dans la titraille loin d’être anodins
Pour prendre quelques exemples issus de ces différents différents panneaux, nous pouvons notamment constater que Sputnik a réalisé une couverture relativement conséquente des attentats ayant frappé la Belgique en 2016. Les attentats de Bruxelles, en date du 22 mars 2016, ont ainsi donné lieu à 46 articles sur le site de Sputnik. Certains des titres choisis par Sputnik s’avèrent particulièrement révélateurs de la manière dont le média angle et titre généralement ce type contenus, tranchant, en la matière, très nettement avec la manière dont les médias traditionnels hexagonaux relateraient et traiteraient d’affaire de ce type. :
- “Aéroport de Bruxelles: pas de contrôle à l’entrée” (lien vers l’article) ;
- “Les migrants solidaires avec Bruxelles” (lien vers l’article) ;
- “Mogherini fond en larmes lors d’une déclaration sur les attentats de Bruxelles” (lien vers l’article) ;
- “Les transports européens plongés dans le chaos après les explosions à Bruxelles” (lien vers l’article) ;
- “Quand Erdogan prédisait des attentats à Bruxelles” (lien vers l’article)
Nous retrouvons plusieurs des grilles de lecture prêtées à Sputnik : *
- Remise en perspective internationale ;
- Problématique des migrants ;
- Caractère spectaculaire (chaos, larmes…) ;
- Remise en cause des démocraties occidentales ;
- Mise en avant de personnalités autoritaires (Erdogan)
Comme l’indique la capture d’écran ci-dessus, la manière dont Sputnik titre sur les prédictions de Recep Tayyip Erdogan est similaire au traitement réalisé par la rédaction de RT France de cette information. Bien qu’un autre média est également titré sur le même schéma, ce choix éditorial apparaît comme particulier aux deux médias russes, comme le permettent de le constater les résultats renvoyés sur la requête “erdogan (prédisait|prédit) bruxelles”.
Sputnik en (partie) de campagne
Plusieurs journées d’avril 2017 reviennent également dans nos différents graphiques, et cette récurrence s’explique par le traitement de l’élection présidentielle réalisé par Sputnik. Sputnik, et nous aurons l’occasion de revenir sur ce sujet plus en avant dans la suite de notre développement, a en effet couvert de manière très poussée, en termes de nombre d’articles produits, l’élection présidentielle française. Une couverture qui, comme nous le rappelions dès le propos liminaire de notre étude, est à l’origine de nombre de questionnements de suspicions quant aux ressorts de cette activité éditoriale soutenue.
La récurrence du mois d’avril 2017, invite naturellement à s’intéresser à la manière dont la rédaction a traité cette séquence. Pour ce faire, et dans le même esprit que notre focus sur les principales dates saillantes, nous avons cherché à évaluer de quelle manière l’utilisation des mots, tout à la fois dans les titres et le corps de l’article, pour les contenus propres à chaque candidat, et donc ne mentionnant aucun des autres, permet de donner une indication sur la ligne éditoriale du média.
En d’autres termes, il s’agit d’essayer de déterminer si Sputnik a pris parti pour un candidat à un moment donné, ou si au contraire une forme de neutralité a prévalu. Si des ébauches de réponses viennent nécessairement à l’esprit dès lors qu’une telle hypothèse est posée, il nous est apparu intéressant, dans la lignée de nos approches heuristiques habituelles, de faire reposer la réponse à ce questionnement sur des modèles statistiques, davantage que sur des analyses qualitatives, nécessairement biaisées.
Dans le même esprit que pour l’analyse par date réalisée supra, ce cadre analytique fondé sur une démarche de type probabiliste, sans intervention de l’opérateur, hormis dans le paramétrage du script, permet, via la mise au jour d’items ayant plus de chances d’avoir été utilisés pour relater l’actualité d’un candidat plutôt qu’un autre, est l’un des plus à même de restituer de potentiels parti pris de la part des rédacteurs et journalistes du média.
Pour mener à bien cette analyse, nous avons choisi de concentrer notre attention sur les quatre candidats arrivés en tête au premier tour, à savoir Emmanuel Macron, Marine Le Pen, François Fillon et Jean-Luc Mélenchon.
Sur la base du graphique ci-dessus, on constate notamment que Sputnik a traité à plusieurs reprises les rumeurs, dont certaines se sont avérées être de véritables fake news, entourant le candidat Emmanuel Macron. Ce traitement se caractérise par une absence totale de distanciation, une complaisance certaine avec les éléments de nature à porter atteinte à la dynamique du candidat de LREM et un parti pris manifeste, positionnant Sputnik, dans ce cas spécifique, à la lisière entre un pseudo média d’investigation et un média de type presse à scandales.
Sur la période, Sputnik a ainsi publié trois articles portant sur le patrimoine du candidat de La République en Marche (LREM) :
- “Patrimoine non déclaré de Macron: pourquoi les médias et la justice sont-ils muets ?” (lien vers l’article) ;
- “Le patrimoine non-déclaré de Macron ne sera pas dévoilé en raison… de la transparence” (lien vers l’article) ;
- “Déclaration de patrimoine: Macron dans le collimateur d’Anticor” (lien vers l’article)
Une thématique source de maints fantasmes tout au long des semaines ayant précédé l’élection présidentielle, et au sujet de laquelle Emmanuel Macron a dû, à plusieurs reprises, et en diverses circonstances, s’exprimer et se justifier. Si les questionnements relatifs aux patrimoines des candidats aux élections, et notamment aux élections présidentielles, est une sorte de marronnier électoral, auquel s’adonne tout aussi bien les journalistes que les candidats eux-mêmes, le traitement réalisé de ce sujet par Sputnik s’inscrit davantage dans une volonté, envers et contre tous, de mettre la question du patrimoine d’Emmanuel Macron sur le devant de la scène. Il s’agit moins ici d’une volonté de faire éclater sur la place publique une quelconque vérité, découlant d’une enquête au long cours, basée sur une méthodologie solide, que de tenter, coûte que coûte, de peser sur le cours des évènements et d’influencer le lectorat.
Sputnik s’intéresse également, à trois reprises à nouveau, à une soirée ayant eu lieu en janvier 2016 et au cours de laquelle Emmanuel Macron aurait rencontré plusieurs acteurs économiques à Las Vegas. L’épisode, bien que d’une portée moindre par rapport à la problématique du patrimoine, a fait figure d’axes d’attaque récurrent et éculés au printemps 2017 pour déstabiliser Emmanuel Macron :
- “Une soirée de Macron à Las Vegas éveille des soupçons de favoritisme” (lien vers l’article) ;
- “Le parquet de Paris ouvre une enquête préliminaire sur une soirée de Macron à Las Vegas” (lien vers l’article) ;
- “Las Vegas : «Macrongate» ou pétard mouillé ?” (lien vers l’article)
Le traitement de la campagne d’Emmanuel Macron, très nettement à charge de la part de Sputnik, concerne également les enjeux ayant traits aux relations internationales et à la géopolitique. Le 28 avril, durant l’entre-deux-tours, Sputnik publie par exemple deux articles critiques dénonçant les déclarations d’Emmanuel Macron relatives à la Pologne :
- “Pas encore Président, Macron menace la Pologne de sanctions” (lien vers l’article) ;
- “«Les menaces de Macron à l’égard de la Pologne ne sont que propagande»” (lien vers l’article)
Dans son traitement des derniers jours de la campagne du candidat LREM, Sputnik revient notamment sur le déplacement sensible d’Emmanuel Macron à Amiens, dans le cadre de sa visite de l’usine Whirlpool. Le choix du titre de l’article fait par la rédaction de Sputnik témoigne d’une volonté manifeste de mettre l’emphase sur ce moment saillant de la campagne. Ici, la plume qui signe l’article est moins celle d’un journaliste, que d’un militant qui semble se réjouir des déboires rencontrés par Emmanuel Macron dans sa ville natale :
- “Emmanuel Macron hué à l’usine Whirlpool d’Amiens (vidéo)” (lien vers l’article)
Comme l’indique la capture d’écran ci-dessus, Sputnik et RT France ont chacun choisi d’utiliser le verbe “huer” dans les titres de leurs articles consacrés à cet évènement. En termes de visibilité, les médias russes préemptent fortement la requête avec leur deux articles référencés, ainsi qu’une vidéo YouTube (18 928 vues) qui occupe la première place dans le classement.
À rebours de cette volonté permanente d’attaquer et de dénigrer la candidature d’Emmanuel Macron, Marine Le Pen bénéficie, quant à elle, d’un soutien tacite de la part de Sputnik, comme l’indiquent les quelques exemples de titres ci-dessous :
Sur la campagne présidentielle :
- “Marine Le Pen toujours en tête au premier tour, selon les derniers sondages” (lien vers l’article) ;
- “Marine Le Pen dévoile le nom du Premier ministre si elle est élue” (lien vers l’article)
Sur l’Union européenne :
- “Marine Le Pen cherche des alliés sur la question du démantèlement de l’UE” (lien vers l’article) ;
- “Marine Le Pen prédit «la mort de l’UE»” (lien vers l’article)
Sur la Russie :
- “Marine Le Pen : «Mener une guerre froide contre la Russie est dangereux pour l’Europe»” (lien vers l’article)
- “Poutine et Trump, «des méchants» à ne pas fréquenter? Marine Le Pen s’en moque” (lien vers l’article)
À noter que le traitement fait par Sputnik de la candidature de Jean-Luc Mélenchon est également relativement favorable au candidat de La France Insoumise (LFI). Sputnik met notamment en avant les prises de position sensiblement anti-américaines de Mélenchon sur les frappes de l’armée américaine contre une base aérienne du régime syrien :
- “Mélenchon fustige l’intervention «irresponsable» US en Syrie” (lien vers l’article) ;
- “Mélenchon dénonce le bombardement US en Syrie” (lien vers l’article)
Une emphase qui est donc mise sur les prises de position du candidat insoumis sur les enjeux du moment en termes de relations internationales, qui, et au risque de nécessairement quelque peu caricaturer, rebouclent tout en partie avec les enjeux stratégiques de la Russie. De quoi contribuer pour Jean-Luc Mélenchon à l’obtention d’articles sur Sputnik au pire neutres, au mieux nettement positifs.
En reproduisant cette analyse directement sur le corps des articles eux-mêmes de nouveaux enseignements peuvent être relevés, notamment concernant le candidat Emmanuel Macron.
Sputnik a toute une série d’articles sur les attaques informationnelles et cyber dont le candidat et son parti ont été victimes, et ce tout particulièrement, dans les derniers jours de la campagne. Pour rappel, LREM avait été victime d’une cyberattaque, ayant consisté à la divulgation de plusieurs fichiers confidentiels du parti politique, composés notamment de mails, n’avait pas manqué d’être comparée aux actions entreprises quelques mois auparavant aux États-Unis avec notamment le piratage du DNC. Dans son livre *What Happened*, publié en septembre 2017, Hillary Clinton qui revient sur les ressorts de sa défaite en novembre 2016, et aborde à plusieurs reprises le rôle d’officines étrangères dans le processus électoral, évoque l’épisode du piratage de LREM. Tout en soulignant que cette « cyber-attaque de grande ampleur juste avant l’élection présidentielle [lui rappelle] furieusement l’opération menée contre [elle] », Hillary Clinton rappelle que « lorsque des e-mails volés à Macron sont apparus en ligne, les médias français se sont refusés à l’espèce de couverture sensationnaliste à laquelle nous avons assisté chez nous, en partie grâce à la législation française, qui prémunit contre ce genre de dérives à l’approche d’une élection ». Et Hillary Clinton d’ajouter qu’à l’occasion de cette élection les électeurs français ont « fermement rejeté Le Pen, la candidate d’extrême droite pro-Moscou ».25Clinton, Hillary Rodham. *Ça s’est passé comme ça*. Fayard, 2017. p333
En l’état Sputnik ne s’est pas livré à une opération de hack & leak, qui aurait pu contribuer à faire du média russe un vecteur pivot dans la dissémination des éléments piratés de LREM. D’autres opérateurs, pour l’essentiel sur les réseaux sociaux, et notamment sur Twitter, se sont livrés à cette opération de mise sur la place publique et de blanchiment des informations et autres données personnelles ainsi dérobées.
Pour sa part, Sputnik a essentiellement cherché à créer de la confusion sur les auteurs supposés de ces actions offensives, à l’image de l’article ci-dessus. Le titre est à cet égard un concentré d’ironie, comme en témoigne l’utilisation des guillemets pour caractériser les « hackers russes ». Si ce choix typographique de ponctuation peut sembler, de prime abord quelque peu anecdotique, il n’en est rien. Du côté de la rédaction de Sputnik, on peut considérer que cette expression de « hackers russes » est devenu une sorte de meme, si ce n’est de *private joke*, visant à parer, et le cas échéant à dévier, les soupçons récurrents qui pèsent contre les officines gravitant dans l’orbite du Kremlin depuis plusieurs années.
Ce constat se base sur la récurrence de l’expression dans les articles de Sputnik, avec sur la période couverte dans le cadre de cette étude 206 articles relevés qui, soit dans le titre, soit dans le corps de l’article, mentionnent lesdits hackers.
Comme l’indique le graphique ci-dessous, l’année 2017 est celle au cours de laquelle cette expression a été le plus utilisée, avant de progressivement refluer.
En nous intéressant à l’utilisation mensuelle de l’expression, nous constatons que le premier semestre de l’année concentre les mentions, avec des pics en janvier, mars et mai 2017.
Comme l’indique le graphique ci-dessous, qui reprend la même méthodologie d’analyse que dans les développements précédents, l’expression “hackers russes” telle qu’employée par les rédacteurs de Sputnik s’avère être protéiforme. Elle est majoritairement utilisée dans des articles relatifs aux conséquences politiques et judiciaires de l’élection américaine de 2016, pour discréditer les enseignements, issus des enquêtes et autres commissions en cours, concernant les agissements d’opérateurs supposément proches du Kremlin à l’automne 2016. Elle est également utilisée pour dénoncer les discours tendant à faire du Kremlin un acteur de l’ombre derrière le référendum catalan de l’automne 201726Sur ce sujet, nous avions réalisé en avril 2018 une étude liminaire sur le référendum catalan et les accusations d’ingérence de la Russie. Liccia, Damien. « Catalogne, La Russie a-t-Elle (Réellement) Essayé de Diviser l’Espagne…et l’Union Européenne ? » Medium, 23 juillet 2018.
L’expression étant protéiforme, elle sert également à railler les erreurs de communication de l’“adversaire”, à l’image de l’article ci-dessus publié début janvier 2017, et qui ironisait de manière assez sévère sur le fait que la chaîne d’information en continu CNN ait utilisé des captures d’écran issus du jeu vidéo populaire Fallout 4 pour décrire les supposées actions entreprises de la part des hackers russes.
Généralement, à l’image de la capture d’écran ci-dessus, les articles traitant des “hackers russes” sont signés par un journaliste au nom pour le moins de cocasse : “La Main du Kremlin”.
Tout comme l’expression de “hackers russes”, et sa déclinaison plus confidentielle de “hackers du Kremlin”, “La Main du Kremlin” constitue une sorte de meme largement diffusé dans les publications de Sputnik, ainsi que dans nombre de prises de position publiques d’acteurs divers tendant à nuancer, ironiser ou rejeter en bloc toutes hypothèses d’ingérences informationnelles émanant de la Russie sous nos latitudes.
Autant d’éléments qui donnent à penser que des stratégies au long cours sont déployés sur le média, avec une capacité d’adaptation certaine, permettant ainsi, via l’utilisation des registres de l’humour, de l’ironie, du décalé ou encore de la culture internet, de créer tout aussi bien de la confusion et du flou. La récurrence soulevée dans l’utilisation de l’expression “hackers russes”, par-delà ce qui relèverait d’une dimension uniquement anecdotique, ressort du champ de la stratégie éditoriale. Davantage que des mentions éparses provenant de contributeurs occasionnels du média, les 206 articles qui utilisent cette expression entre 2014 et 2020 témoignent de la pérennité de l’expression et, dès lors, de son utilité pour les producteurs de contenus russes.
Les différents éléments que nous avons exposés jusque-là tendent à montrer qu’au niveau de la rédaction de Sputnik une certaine forme de rationalité prévaut, et tend à irriguer la production éditoriale. Par rationalité, davantage qu’un quelconque jugement de valeur, nous cherchons surtout à transmettre l’idée d’un positionnement éditorial pensé, réfléchi et cadré, loin de l’image souvent apposée sur Sputnik. Par-delà les titres de type clickbait et un certain attrait pour les récits alternatifs, nous pensons notamment à la manière dont Sputnik a pu traiter les sujets de type OVNI ou encore la complaisance envers les informations, plus ou moins étayées, plus ou moins fallacieuses, à même de fragiliser certains acteurs publics majeurs des démocraties occidentales, se dessine très nettement l’idée que Sputnik laisse peu de place au hasard dans son traitement de l’information.
Parce que ces assertions, ainsi posées, n’ont de valeur qu’à condition de pouvoir s’articuler à une réalité d’ordre statistique, nous avons poussé plus loin notre démarche de modélisation de l’activité éditoriale de Sputnik. Ce travail constant de modélisation, en partie basé sur l’analyse des métadonnées des articles, que ce soit leur date de publication ou bien le nombre de caractères qui les constituent, permet d’éviter l’écueil de l’extrapolation et du biais pour restituer l’activité éditoriale de Sputnik, telle qu’elle est. Sans grille de lecture exogène. Sans lunette déformante.
Après avoir constaté dans nos parties précédentes différents pics d’activité significatifs de la part de Sputnik en 2017, nous avons cherché à aller plus loin dans l’analyse, afin notamment d’essayer de déterminer si cela relève du conjoncturel pur, du hasard ou bien s’inscrit dans une montée en puissance délibérée.
Comme nous pouvons le constater avec le graphique ci-dessus qui, entre 2014 et 2020, positionne les mois en fonction de leur écart à la moyenne annuelle, les mois d’avril et de mai 2017 se caractérisent par les plus hauts niveaux d’activité sur l’année. En comparant l’année 2017, avec les autres années que couvre notre étude, nous constatons que ce schéma d’hyperactivité sur avril et mai ne se reproduit sur aucune autre séquence analysée.
En effet, pour l’année 2015, avril et mai sont nettement en dessous de la moyenne annuelle, un constat similaire peut être réalisé pour l’année suivante. 2018 et 2019 tranchent légèrement avec ce constat, même si l’activité relevée pour les mois concernés n’est aucunement comparable à celle observée en 2017. En 2020, le constat est plus équivoque, avec avril comme mois avec l’activité la plus faible et mai comme celui avec la production d’articles la plus importante.
En utilisant un autre mode de représentation des données avec le graphique ci-dessus qui représente sous forme de courbes l’activité éditoriale mensuelle de Sputnik, on constate à nouveau toute la singularité du mois d’avril 2017.
Cependant, dans l’absolu, et en mettant de côté les éléments sur le cadrage de l’information réalisé par Sputnik au cours des dernières élections présidentielles, ne peut-on pas tout simplement postuler que pour tout média, une telle séquence électorale donne nécessairement lieu à des dynamiques particulières ?
Comparaison de l’activité de Sputnik par rapport à des médias de référence
Afin d’apporter des éléments de réponse, nous avons cherché à comparer l’activité éditoriale de Sputnik avec des médias de référence français. Pour ce faire, nous avons récupéré l’historique de l’activité de trois médias (Le Monde, Le Figaro et Libération) auprès de la plateforme Media Cloud développée par le Berkman Center for Internet & Society d’Harvard et qui a été lancée en mars 200928. Comme toujours, l’exhaustivité des données obtenues par ce type d’approche de type crawling, demeure illusoire. Néanmoins, seuls ce type d’approches permettent de reconstituer de tels corpus de données. En un sens, nous pouvons considérer que ce qui est perdu en termes d’exhaustivité des données, est contrebalancé par la possibilité d’extraire en masse, et sur des sources pléthoriques, des données statistiques.
À la lecture du graphique ci-dessus, il ressort que Sputnik se caractérise par une activité éditoriale soutenue, à même de rivaliser avec les principaux titres de la presse française, d’un point de vue purement quantitatif.
En resserrant notre focale sur l’année 2017, nous constatons notamment que Sputnik en avril a bel et bien eu une activité éditoriale conséquente dès lors que l’on compare avec d’autres médias de référence.
Si les autres médias analysés ont également couvert de manière poussée la séquence mars-avril 2017, Sputnik se singularise donc par le nombre de publications émises, ainsi que, et comme nous l’avons montré antérieurement, par un cadrage de l’information échappant tout à la fois aux codes déontologiques et s’affranchissant de toutes préoccupations de neutralité. Si la neutralité est évidemment un idéal dans le monde journalistique, il y a indéniablement un gap entre la manifestation d’une sensibilité, philosophique, culturelle ou idéologique, et les logiques informationnelles propres à Sputnik que nous avons jusque-là décrites.
Cette capacité de production, quasi-industrielle de Sputnik, et à même de lui permettre de rivaliser, sur un plan purement quantitatif, avec des titres de presse plus puissants que lui, est en partie visible à travers les dynamiques représentées dans le graphique ci-dessus. En 2014 et 2015, l’activité éditoriale de Sputnik se caractérise par une baisse d’activité le week-end. À contrario, depuis 2016, nous constatons que Sputnik ambitionne de lisser au maximum ses journées d’activité, afin d’éviter le creux du week-end.
Cette approche maximaliste, à l’aune des différents éléments déjà évoqués précedemment sur les dynamiques de rationalisation et de professionnalisation de Sputnik, est loin d’être anodine. De la même manière que la rationalisation et la montée en puissance de la page Facebook est nécessairement passée par des recrutements ciblés, force est de constater que, pour ce qui concerne l’activité hors jours ouvrés, Sputnik a dû étoffer ses équipes rédactionnelles et/ou, a minima, réorganiser son organisation de travail interne.
En resserrant la focale sur l’année 2017, nous constatons d’ailleurs que cette dynamique de lissage sur la production éditoriale quotidienne se caractérise notamment par un mois d’avril où la journée du samedi est celle au cours de laquelle le plus grand nombre d’articles sont publiés, devant le dimanche. En d’autres termes, au cours du mois stratégique de la campagne présidentielle, Sputnik a témoigné d’une activité supérieure le week-end par rapport aux jours ouvrés.
À titre de comparaison, et malgré une montée en activité visible en avril 2017 du côté de la rédaction du Monde, nous ne relevons pas une configuration comparable à celle observée sur Sputnik.
Davantage que Le Monde, l’activité du Figaro en 2017 se caractérise par une nette diminution du nombre d’articles mis en ligne le week-end, ce qui tend à nouveau à renforcer la singularité de la démarche de Sputnik en avril 2017.
Un constat similaire peut, au demeurant, également être réalisé concernant l’activité du quotidien Libération sur l’année 2017.
Pays, textes et patterns
Parmi les différents patterns pouvant être mis au jour dans le cadre de notre démarche analytique, ceux associés au traitement éditorial des pays de la part de Sputnik s’avèrent être parmi les plus surprenants et les plus révélateurs des différentes grilles de lecture qui structurent la production de contenus du média.
Dans le cadre de nos travaux préparatoires en vue de la réalisation de cette étude, ainsi que dans notre fréquentation récurrente du média, nous avons eu l’impression que les choix typographiques et syntaxiques réalisés par Sputnik notamment dans les titres des articles étaient loin de relever du fortuit et de l’anecdotique.
Partant de ce constat empirique et impressionniste nous avons cherché, dans la lignée des développements précédents, à déterminer si ces singularités et disparités apparentes étaient structurantes, conscientes et cadrées, et donc par là même modélisables, ou si au contraire elles ne relevaient que du simple hasard.
L’analyse de la ponctuation, dans bien des cas, constitue, davantage que les items sémantiques eux-mêmes, un marqueur fort, permettant de mettre au jour des traits caractéristiques majeurs. Dans le graphique ci-dessus, nous avons ainsi représenté l’évolution mensuelle moyenne de l’utilisation des points d’exclamation et d’interrogation de la part de Sputnik. Si ce graphique n’est, en soi, guère évocateur, cette dichotomie fondée sur les choix de ponctuation peut être rendue davantage signifiante en associant des mots aux signes.
C’est ce que nous réalisé dans le graphique ci-dessus qui, en reprenant toujours le même protocole probabiliste, permet de faire ressortir les mots, présents dans les titres de Sputnik, qui ont davantage de probabilité d’être associés à un signe de ponctuation en particulier.
Ici, par exemple, nous constatons que l’utilisation du point d’exclamation de la part des rédacteurs de Sputnik sert davantage à traiter des informations frivoles, ludiques et prosaïques, tandis que le point d’interrogation est mobilisé pour des enjeux plus lourds et complexes.
Les point d’exclamation sont notamment utilisés, à 64 reprises, dans des articles consacrés aux chats et aux chatons :
- “Un chat avec des tresses, pourquoi pas!” ;
- “Ce chat pétersbourgeois est un véritable mathématicien!” ;
- “Quand on est chaton à l’extérieur, mais déjà un grand chasseur à l’intérieur!”
Par contre, le point d’interrogation a davantage de probabilité d’être associé à des sujets sérieux :
- “La France, un drôle de médiateur entre Riyad et Doha?” ;
- “S-400 vs THAAD: qui protégera le ciel au-dessus de Riyad?” ;
- “Affaire Skripal: l’occasion de distiller un peu de poison dans la Coupe russe?”
Cette dichotomie éditoriale manifestée par le choix des signes de ponctuation, et que l’approche statistique probabiliste, vient étayer peut être, en un sens, considérée comme un exemple particulièrement évocateur de la ductilité de Sputnik, capable de traiter tout aussi bien des lolcats, que de poser des questions relevant de la géopolitique, dès lors que le média intervient, en défensif ou en offensif, pour promouvoir le discours du Kremlin.
Or, l’existence de ce type de dichotomie éditoriale, typographique et syntaxique, se retrouve, également dès lors qu’il s’agit de traiter des pays.
D’un point de vue purement volumétrique, et avant d’aller plus en avant dans nos travaux de modélisation, force est de constater que le traitement de l’actualité propre aux pays sur lesquels Sputnik est particulièrement actif, de l’Ukraine à la Syrie en passant par la Turquie, se caractérise par un séquençage très net. L’Ukraine est ainsi traitée de manière récurrente en 2014 et 2015, avec des pics d’activité quasiment inégalés depuis, avant de baisser progressivement en intensité, et d’atteindre une forme d’étiage. Le tropisme ukrainien s’est, en un sens, mué en un tropisme syrien, tandis qu’en parallèle l’intérêt pour la Chine est allé croissant, de même que celui pour la France.
Pour tester plus en avant notre hypothèse d’une utilisation différenciée de la typographie et des caractéristiques textuelles concernant cette série de pays, nous avons, dans un premier temps, représenté les caractéristiques textuelles moyennes par pays pour une série de variables : présence de guillemets anglais, de guillemets français, de lettres capitales, de points de suspension, de parenthèses et donc de points d’interrogation ou d’exclamation.
Cette analyse statistique portant sur les caractéristiques textuelles des titres de Sputnik est riche en enseignements dans la mesure où elle tend à mettre au jour des disparités assez nettes en matière de rédaction des titres selon le pays dont il est principalement question dans le titre.
À titre d’exemple, et comme l’indique le graphique ci-dessus, les titres d’articles relatifs à la France se caractérisent notamment par une utilisation plus importante des points d’exclamation, des points de suspension ou encore des guillemets de type français, par opposition aux guillemets de type anglais également utilisés par Sputnik. Bien que ce paramètre soit moins différenciant, et en l’espèce le contraire aurait été étonnant, les titres de Sputnik relatifs à la France sont sensiblement plus longs que ceux des autres pays.
À contrario, et c’est un élément qui avait déjà attisé notre curiosité dans le cadre de notre analyse qualitative et empirique du corpus, dès lors que Sputnik titre sur l’Ukraine, les collaborateurs du média sont enclins à utiliser les parenthèses. Une même logique, bien que dans des niveaux inférieurs, se retrouve également pour les titres concernant la Russie.
Concernant l’utilisation des guillemets anglais qui, comme nous le mentionnions supra, cohabitent dans les titres du média avec leurs pairs français, ils sont davantage utilisés pour les articles relatifs à la Turquie, l’Ukraine et les États-Unis.
Sur la base de ces différents constats issus de cette analyse liminaire, il est possible de construire un modèle qui, ayant pour variables explicatives ces différentes caractéristiques textuelles, permettrait de prédire, avec plus ou moins de précision, le pays mentionné dans le titre de l’article.
Pour réaliser cet essai de modélisation, nous avons utilisé un algorithme de type random forest, ou forêts d’arbres décisionnels. Ce type d’algorithmes obtient généralement de très bonnes performances sur des données structurées telles que les nôtres, avec l’existence de variables explicatives relativement nombreuses. Dans notre cas, le modèle que nous allons entraîner se fonde ainsi sur 8 variables explicatives dont, comme nous l’avons vu précédemment, certaines tendent à avoir un vrai impact discriminant, et par-là même décisionnel.
La recette décrivant le travail de modélisation entre un résultat, ici le pays, et les 8 variables explicatives, peut se schématiser et se synthétiser comme suit :
Pays ~ Points d’exclamation + Points d’interrogation + Points de suspension + Guillemets français + Guillemets anglais + Parenthèses + Nombre de caractères + Lettres capitales
Les résultats de la modélisation s’avèrent relativement intéressants puisque lorsque le modèle est appliqué sur notre corpus dit de test, par opposition à celui dit d’entraînement sur lequel se fait l’exercice même de construction, nous constatons que les correspondances entre les vraies variables et les variables prédites sont plus que satisfaisantes.
Truth Prediction Chine France Iran Russie Syrie Turquie Ukraine Usa Chine 427 1 6 37 271 4 26 37 France 22 1547 10 0 33 285 37 107 Iran 54 81 931 36 123 18 62 134 Russie 27 0 22 5175 11 10 96 29 Syrie 318 156 12 44 2104 55 206 409 Turquie 7 498 0 3 2 534 21 21 Ukraine 20 26 0 40 2 19 2286 470 Usa 33 71 2 58 81 32 501 1653
Afin de représenter ces résultats de manière plus visuelle nous pouvons réaliser un graphique qui pour chaque pays présente les prédictions réalisées par le modèle, et permet notamment de mieux valoriser les faux positifs issus de ce processus.
Si des travaux de modélisation articulés autour des caractéristiques présentées ci-dessus donnent des résultats probants, il est intéressant, et pour conclure, de tester d’autres grilles d’analyses pour essayer de répondre à la question suivante : est-ce que certains pays font l’objet d’un traitement et d’un intérêt spécifique, qu’une analyse par nombre de caractères pourrait faire ressortir ?
Comme l’indiquent les graphiques ci-dessus, la longueur des titres des articles de Sputnik est, de manière linéaire quasi parfaite, en constante augmentation au cours des dernières années.
Un constat similaire peut être réalisé concernant la longueur, exprimée en nombre de caractères, des articles de Sputnik. Là encore, la longueur des articles tend à augmenter avec le temps, même si l’ajustement des points à la droite est moins parfaite que celui observé plus haut.
De manière synthétique, nous pouvons constater que les titres de Sputnik relatifs à la France sont sensiblement plus longs que ceux des autres pays, bien que l’écart reste relativement mince.
Concernant l’analyse de la longueur des articles, ici le constat est davantage marqué, puisque nous pouvons constater une disparité certaine par exemple entre la longueur des articles consacrés à la France et ceux centrés sur la Russie, voire même la Russie.
Ces deux paramètres, longueur des titres et longueur des articles pris en compte, il peut être intéressant d’essayer de les modéliser pour voir si ces deux paramètres peuvent constituer des variables explicatives significatives permettant de prédire sur eux seuls le pays auquel l’article est consacré.
Comme nous pouvons le voir avec le graphique ci-dessus, la performance du modèle, basé sur un algorithme de type random forest, est assez peu probante. Cependant, les disparités observées précedemment, tout particulièrement sur la variable relative à la longueur des articles, se retrouve dans notre modèle, puisque les prédictions pour la France et la Syrie, loin d’être parfaites, sont les plus satisfaisantes.
Sputnik comme objet d’étude
En dépit d’une apparence d’amateurisme, d’erratisme ou encore de confusion, le média russe Sputnik se caractérise par une rationalité sous-jacente manifeste. Tant en matière de professionnalisation que de rationalisation du média, tout concourt à faire de Sputnik le média d’influence par excellence, capable de préempter tous les registres thématiques, de créer ex nihilo des communautés organiques solides et engagées et, surtout, de mettre à l’agenda, en offensif, ou en défensif, des enjeux narratifs stratégiques pour la Russie. C’est cette symbiose chimiquement impure et quelque peu étrange, dissimulée derrière le côté anarchique et fourre-tout, faussement apparents, du média que nous avons concouru à mettre au jour à travers une démarche heuristique et analytique qui a placé l’analyse statistique et la modélisation des phénomènes avant tout autre considération.
Pour synthétiser les principaux enseignements de cette étude, nous pouvons notamment dire que :
- Le média dispose d’une stratégie d’influence rationnelle sur Facebook à même de générer une croissance organique solide, via une alliance entre le choix des formats des publications, avec notamment un parti pris fort sur la vidéo, et une capacité à générer des interactions et des commentaires nourris qui, du fait des caractéristiques de l’algorithme de Facebook, permettent d’accroître significativement le reach de la page ;
- Les centaines de milliers de membres de la page Facebook ont, pour l’essentiel, rejoint la page de Sputnik via cette stratégie basée sur de la croissance organique. En témoigne notamment le fait que les principales séquences d’acquisition de membres sur la page correspondent à des périodes politiques et/ou sociales critiques du pays, de l’élection présidentielle de 2017 au mouvement des “Gilets jaunes” en passant par la crise sanitaire ;
- Ces enseignements conduisent à écarter l’explication d’un gonflage artificiel de la communauté : soit via l’achat de faux abonnés, soit en ciblant délibérément via des campagnes de sponsoring des utilisateurs au clic facile (par exemple des audiences y compris non francophones dans certains pays asiatiques ou africains) – dont l’arrivée sur une page ne se traduit pas en général par une augmentation des interactions dans les mêmes proportions ;
- Sputnik France dispose d’une ligne éditoriale cohérente pour traiter l’actualité de chaque pays : celle-ci apparaît notamment à travers des patterns stylistiques, syntaxiques et typographiques, qu’il est possible de modéliser ;
- Sputnik n’a pas seulement traité de manière positive la campagne Marine Le Pen, mais également occasionnellement d’autres candidats comme Jean-Luc Mélenchon, dont les positions pouvaient parfois apparaître comme en ligne avec celles de Moscou ;
- Sputnik s’est professionnalisé depuis la présidentielle française et a continué de développer son audience : le média est plus influent que jamais, un an avant la prochaine élection.
Nous avons un quart de siècle de recul à la fois pour mesurer l’efficacité d’une intention et juger de sa cohérence. Ce qui pourrait se formuler ainsi : comment a-t-on « scientifiquement » défini la valeur universelle pour en faire une catégorie juridique ? Plus malicieusement : comment des représentants d’États ont-ils parlé au nom de l’humanité ou des générations futures et oublié leurs intérêts nationaux ou leurs revendications identitaires ? Plus médiologiquement : comment une organisation matérialisée (le Comité qui établit la liste, des ONG, des experts qui le conseillent…) a-t-elle transformé une croyance générale en fait pratique ? Comment est-on passé de l’hyperbole au règlement ? De l’idéal à la subvention ?
En venant briser la réputation et l’autorité d’un candidat, en venant saper les fondements du discours officiel et légitime d’un État, les fake news et autres logiques de désinformation, viennent mettre au jour l’idée d’un espace public souverain potentiellement sous influence d’acteurs exogènes.
Nos sociétés de l'information exaltent volontiers la transparence. En politique, elle doit favoriser la gouvernance : plus d'ententes clandestines, de manoeuvres antidémocratiques obscures, d'intérêts occultes, de crimes enfouis. En économie, on voit en elle une garantie contre les défauts cachés, les erreurs et les tricheries, donc un facteur de sécurité et de progrès. Et, moralement, la transparence semble garantir la confiance entre ceux qui n'ont rien à se reprocher. Dans ces conditions, il est difficile de plaider pour le secret. Ou au moins pour sa persistance, voire sa croissance. Et pourtant...
L’image de citadelle assiégée renvoyée par Madrid au moment de la crise catalane soulève de nombreuses questions, et interroge sur la propension que peuvent avoir certains acteurs politiques à tendre vers des logiques d’exception au nom d’une lutte contre une menace informationnelle et/ou pour défendre un système démocratique en proie à de prétendues attaques exogènes.